Ai-je glissé le câble d’alimentation de mon ordi dans mon sac à dos ? Peut-être l’ai je fait machinalement avant le lavage de mains de dix-huit heures trente ? Ai-je arrosé ma plante ? Éteint la machine à café ? Il est presque dix-neuf heures, je vais arriver en retard au concert. Ça fait quelques mois que j’ai marqué d’une pierre blanche cette date, je crois que je n’ai ni salué ni écouté Gentil-Prof depuis.. l’été dernier ? Quelle idée aussi, programmer un concert un vendredi 13…
Quelques jours plus tôt, fin février
Z., un de mes compagnons de concert préféré, lui aussi un grand admirateur de Gentil-Prof, voudra certainement m’accompagner.
» Un vendredi ? Je ne suis pas disponible vendredi.
– Le récital Marc Mauillon, le 5 avril, ca te botte ?
– Ah non, je serai en vacances. Sauf si stade III, auquel cas, ni Mauillon, ni vacances. »
D’ici là, tout ceci sera réglé, allons. Il ne serait pas un peu pessimiste ?
Lundi 9 mars
En plus haut lieu, on nous enjoint de continuer à fréquenter les lieux de culture. Les concerts de musique de chambre semblent maintenus. Néanmoins les rassemblements de plus de 1.000 personnes sont proscrits, les grandes salles parisiennes ont par conséquent annulé, le matin même, les évènements à venir sur les dix ou quinze prochains jours. Entre temps, j’ai commencé à lire avec une attention soutenue les billets de G. qui s’époumone sur twitter, affolée de l’insouciance générale. Elle y partage article sur article sur la situation en Italie. Services de réanimation débordés. Conditions de confinement durcies de jour en jour. Et tous les articles qu’elle partage, sont imprégnés de ce sentiment d’incompréhension par rapport à l’inconscience béate qui prévaut chez nous, obscène, vue d’Italie.
Du jeudi 12 mars au vendredi 13 mars
Les rassemblements de plus de 100 personnes sont désormais interdits depuis jeudi. Le rythme des annulations s’est accéléré. En l’espace de quelques heures, toutes les salles de concerts, tous les ensembles de musique de chambre que je surveille sur les réseaux sociaux n’ont fait qu’annoncer annulation sur annulation. A l’heure du déjeuner, en faisant la queue à la supérette, j’ai demandé à la dame qui me respirait dans le cou de s’éloigner un peu. Elle m’a jeté un regard dégoulinant de mépris. Peut-être aurais-je du faire mine de tousser. Mais le concert est-il maintenu ?
» – C’est maintenu.
– Ok, merci. Je viendrai sans tousser.
– Évite. Le service d’ordre abat les tousseurs sans sommation. »
Dans l’après-midi, mon chef me prend à part « Klari, c’est confidentiel, gardez le pour vous, mais il se pourrait qu’on ferme temporairement, il faut que vous retravaillez les simulations de Xunyirfü en fonction des hypothèses de Utalkuiymazop». J’éclate d’un rire d’hyène. Mais vous lisez la presse ? Le monde entier le sait déjà, enfin ! Je finis par me rappeler que quelques jours plus tôt, pour moi aussi ça relevait de l’impensable. Tout au plus avais je alors ouï parler d’un collègue revenu de Singapour, en quarantaine, qui ne voulait surtout pas que ça se sache. Notre perception du monde change d’heure en heure, le temps s’est dilaté, et à cet instant, ces quelques heures de décalage de perception entre lui et moi me paraissent une éternité. Je laisse les simulations de Xakeisilkour pour lundi matin, les paramètres auront sûrement drastiquement changé d’ici là.
En fin d’après-midi, je vérifie encore une fois, que …..
» – Gentil-Prof, les rassemblements de plus de 100p sont interdits ? C’est maintenu ?
– 100 spectateurs ? Pas envisageable. Maintenu !
– merci ! «
Un quart d’heure plus tard, assaillie d’un doute :
» – Maintenu ?
– Maintenu. On est sur place.
– Je me lave les mains et me mets en route.
– Dépêche-toi, ça se presse au portillon, c’est le dernier concert de l’année. On essaie de te garder une place. »
Rongée par un vilain pressentiment, je nettoie scrupuleusement la machine à café dont je partage la garde avec ma collègue. J’offre une triple ration d’eau à ma plante verte, puis époussette amoureusement avec un chiffon doux le Leonidas Kavakos géant en carton qui nous surveille, adossé à l’armoire à dossiers. Je m’en vais souhaiter une quatrième fois un bon week-end à mon chef, qui me lance un regard interloqué. Ai-je pris le câble de mon ordi ? Je jette un regard désabusé aux quelques billets de concerts punaisés à côté de mon bureau. Victor Julien-Laferrière le 21 mars à l’Amphi ? Oh, c’est cuit… et réussis enfin à me mettre en route avec trois quarts d’heure de retard, décontenancée par la normalité dissonante de ce vendredi soir.
Vendredi, 13 mars, 20 heures, Cité Universitaire.
Nos musiciens ont aligné une trentaine de chaises scrupuleusement éloignées d’un généreux mètre les unes des autres. Une assemblée bien hétéroclite s’est réunie pour ce concert.
Au premier rang s’est assise la Spectatrice Cultivée. Elle confie à une amie sa déception face à l’annulation de tous les vernissages et concerts auxquels elle songeait assister. Mais que va donc t’elle faire les prochains jours ?
Un peu plus loin, l’Anti-Bartókienne, ravie d’avoir accueilli les répétitions préalables au concert, qui remercie avec effusion Gentil-Prof de lui avoir offert ces moments de musique : « Quelle joie de vous avoir eus à la maison ! Vous revenez quand vous voulez, bien sûr ! Sauf si vous jouez du Bartók ! ». Gentil-Prof s’interpose prudemment, lui enjoignant de ne pas prononcer ces mots funestes, si cette dame est dans un mauvais jour, vous voyez, elle risque de vous arracher les yeux. J’adresse un sourire figé à cette impie. Grands dieux, ces risques inconsidérés que les gens prennent…
Un peu plus loin, sur la droite, l’Expert, un masque chirurgical de guingois sur le nez, qu’il tripote de ses mains gantées, explique à la cantonade que le virus est une invention du gouvernement français, avant d’entonner sur un air connu « Où sont les maaaaasques ? » Irrécupérable complotiste ou génie en avance de phase par rapport à l’opinion publique ? Qui sait.
Derrière lui, une Epidémiologue, qui, claquant généreusement la bise à son amie, lui explique que le virus n’est absolument pas contagieux, que ce n’est que la peur qui est contagieuse, voyons !
Quant à moi, je n’en mène pas large. Je ne sais plus ce que je fiche là. Mon état d’esprit est-il propice à recevoir de la musique ? Certainement pas. J’ai la conviction, à la limite de la pensée magique, que ma simple présence suffira à conjurer le mauvais sort et empêcher Gentil-Prof et ses confrères d’attraper le virus. Vérification faite, Gentil-Prof m’assure ne pas ressentir le moindre picotement dans le larynx et être à même d’affronter une longue période de disette. Il a travaillé comme un romain les six derniers mois, le renouvellement de son statut d’intermittent est déjà acquis.
Puis je culpabilise. Et si j’étais porteur sain ? N’est-ce pas terriblement inconscient de ma part d’être ici ? Et si je mettais en danger un des musiciens ? Et si je contaminais quelqu’un qui, contribuant à engorger les urgences de XXX, contaminerait C., le violoncelliste des Quatre Forbans. Non, C. ne voit que des patients en tranches, avec microscope interposé. Mais s’il était réquisitionné ? Et si c’était la conséquence indirecte de mes actions ?
Est-ce un autruchisme indécemment égoïste de ma part de m’offrir le luxe d’un dernier concert alors qu’une catastrophe semble imminente ? Un besoin dérisoire, un peu vain, de faire perdurer, quelques heures de plus, la normalité de mon quotidien peut-être. Que c’est étrange, cette soirée, tout comme l’Etrange Histoire Bordelaise, fait écho avec le bouquin de Márai. A la veille d’une catastrophe, dont il sait l’irruption imminente, le narrateur va à l’opéra. On ne fait que deviner qu’il s’agit de la déclaration de guerre. Il sait, et pourtant il s’offre, en toute connaissance de cause, une dernière soirée à l’Opéra.
« … tous les gens qui se trouvent là, à l’orchestre et dans les loges, ne connaissent certainement pas la vérité, mais la tension palpable au sein du public a la densité et la force des très rares moments de la vie où les hommes éprouvent sans intermédiaire aucun la réalité du destin. Ce qui les rend à la fois particulièrement fébriles et apaisés. Ils ne savent encore rien, ils n’ont pas encore écouté la radio ni lu les journaux… mais il semblerait qu’ils n’aient besoin ni de radio ni de journaux pour savoir ce qui est d’une importance capitale pour leur destinée.
Sándor Márai, la Mouette
Pour l’instant en tout cas, ils sont assis dans la salle de l’opéra (ou de la maison de l’Asie du Sud-Est de la cité universitaire), en ce bel instant de fête, ils sentent quelque chose et ils gémissent. Ils pressentent que leur destin ne leur appartient plus entièrement car le sort de chaque Européen s’est transformé en données statistiques.»
J’essaie de faire taire l’écho du livre. Et me refuse consciemment à critiquer, juger, comparer ce que je vais écouter, et simplement savourer chaque instant de ce concert, joué par des musiciens que j’estime et apprécie. Combien de fois dans une vie est-on à même de juger de la valeur d’un instant sans la clarté que lui donne le passage du temps ?
A 20h33, l’Epidémiologue estime que le concert aurait du commencer depuis bien longtemps déjà, et tente de lancer une salve d’applaudissements injonctifs.
G.-P. prend la parole pour présenter le quatuor de Chausson, les talents de cycliste de ce compositeur, et nous préparer aux terribles méandres harmoniques qui guettent l’auditeur. L’écriture de Chausson, nous dit-il, est incroyablement inventive harmoniquement, avec des retards, des avances et des retards sur des avances elle-même un peu tardives. C’est si novateur que nos oreilles ne manqueront pas de se hérisser. Nous, on y est pour rien, précise-t-il. Nous veillerons à jouer les bonnes notes au bon endroit. Je le soupçonne, pour avoir eu recours à des ficelles comparables quelques mois auparavant, de dissimuler derrière cette manœuvre d’édification une tentative presque innocente d’attendrissement du public, visant à aviver notre indulgence. C’est qu’on ne me la fait plus !
Mais il n’y avait pas vraiment besoin de recourir à ces stratagèmes, fis-je remarquer à G-P à l’issue du concert. Ce petit groupe, formé de musiciens professionnels et de deux amateurs excessivement doués (à eux six, ils détiennent trois diplômes d’ingénieurs, deux ou trois doctorats, un master d’économie, et parlent dieu seul sait combien de langues ; il ne manquerait plus guère qu’un médecin pour compléter ce groupe de génies multipolyvalents) n’a pas besoin qu’on leur trouve des excuses, ils jouent divinement bien.
« – Mais ça a l’air d’être la chienlit à mettre en place, non ?!
– Mmmh, on a joué les notes. C’est déjà une belle prouesse. Idéalement, il aurait fallu qu’on se fasse coacher pour mieux négocier les virages harmoniques. Attends un peu avant de te lancer là-dedans avec tes Forbans.
– T’inquiète. Même Mozart, c’est une écriture trop moderniste pour nous.
– Tu viens boire un pot avec nous ? »
Attablés a la grande table du meilleur troquet du coin, on ne rompit pas le pain, on ne se risqua pas à partager plusieurs cuillères pour un même dessert, mais on partagea une petite fiole de gel hydroalcoolique, avant de se frotter soigneusement les mains, d’un air un peu médusé, comme si ce geste symbolisait déjà que notre quotidien avait irrémédiablement amorcé sa mue. Je ne sais plus de quoi on a parlé, on en a dit, des bêtises, pourtant … ! Je me rappelle un moment d’hilarité générale, alors que G-P imitait la démarche d’un fauteuil Louis XV – avant de nous achever avec la vidéo du quatuor Amadeus (l’autre quatuor Amadeus). Puis, comme on ne sait plus comment prendre congé, puisqu’on ne peut plus se faire la bise, on s’éloigne un peu pour mieux s’adresser de grands coucous, encore joyeux et certainement loin de réaliser, que quelques jours plus tard à peine, une moitié de l’humanité serait confinée. Sauf Gentil-Prof, qui, avec l’implacable lucidité qui le caractérise, savait déjà que son prochain concert n’aurait pas lieu avant l’automne. Si tout va bien.
Musicami, Concert « La Belle Epoque » du 13 mars 2020, Cité Universitaire Pierre Hamel, Masha Lankovsky, Jean-Marc Kerisit, Ariel Sirat, Cécile Guillon. Bach, variations Goldberg 13, 14, 15 Chopin, Prélude n°16 Albéniz, Fête-Dieu à Séville Chausson, Quatuor à cordes Fauré, Nocturne n°6 Fauré, Quatuor avec piano |
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