Salon, un soir d’été
Mon grand périple pédestro-musical touche à sa fin. Plus qu’une dernière étape, entre Salon de Provence et Arles. A l’entrée du château de l’Empéri, je scrute le ciel, cherchant désespérément un nuage, ou la promesse de températures moins obscènes.
Pas de nuage. Une escadrille de canadairs survole le château. Je saisis quelques bribes de conversation « … incendies de forêts… massifs fermés … mistral » et je m’interroge sur la pertinence de mon projet. Peut-être est-il temps de mettre le point final à mon périple. Est-ce vraiment futé d’aller vagabonder dans les Alpilles sous un soleil de plomb ? Avec un risque de feux de forêts élevé ?
Enfin, un nuage ! Un petit nuage solitaire, gros comme un chou de Bruxelles, plane au nord-est de Salon. Au-dessus de la Roque d’Anthéron, je dirais. Ravie, je m’empresse de le photographier, m’attirant un regard mauvais d’un violoncelliste passant par là, qui se pensait photographié. Pourtant c’est lui qui s’est immiscé dans le portrait de mon microscopique nuage.
Et d’un.
Salon-de-Provence, sur le parvis de l’Église St-Michel, le lendemain en fin d’après-midi (35°C)
Une demi-heure avant le récital de Claudio Bohórquez, je gamberge à l’entrée d’un petit coffee shop. Ai-je temps de boire quelque chose avant le concert ? Probablement pas. Renonçant à un café glacé, je fais demi-tour. Or qui entre dans le troquet au moment même où j’en sors ?
Claudio Bohórquez, en personne.
Et de deux.
Intéressant. Si le récitaliste estime avoir le temps de boire un café avant son propre concert, fort logiquement, un membre du public a amplement le temps d’un boire un aussi. Je lui emboîte donc le pas. Par ailleurs, ça me permettra de m’assurer qu’il ne consomme pas de caféine. C’est contraire aux enseignements de Gentil-Prof. Augmenter inconsidérément la probabilité d’accélération du rythme cardiaque, de contractions musculaires et de tremblements, sans même parler du risque de déshydration accru avec cette chaleur… Même à ce niveau, on ne peut pas se permettre de jouer ainsi les casse-cou.
Enhardie par l’anonymat que me confère mon masque, je m’approche à pas de loup, me faufilant derrière le violoncelliste, pile à temps pour l’entendre commander à un jeune serveur un…
« – …. un expresso, non, un double expresso, et une part de gâteau.
– 6,50€, s’il vous plaît. Vous jouez aujourd’hui ? Là tout de suite et ce soir ? Vous savez, je joue du violoncelle, moi aussi ! « , lui réplique le jeune homme tout en encaissant sa commande.
« – Cool ! »
Encore un ?! Et de trois.
Église Saint-Michel, en fin d’après-midi
Nous étions une grosse poignée dans l’église, séparés par des rangées de sièges neutralisées. Immédiatement à ma gauche, de l’autre côté de l’allée, s’installe une violoncelliste, un gros calibre, à la carrière déjà solidement établie. Sensiblement le même gabarit que, disons, Kian Soltani. On ne va pas la nommer explicitement, puisqu’elle n’était pas présente à ce concert dans le cadre de ses fonctions musicales, mais profitait de quelques heures de temps libre pour venir écouter ses collègues et amis. Néanmoins.. et de quatre !
Le concert a commencé avec l’ébouriffant Caprice n°3 de Piatti, malicieux et rieur. Puis le Chant des Oiseaux. Étrange, c’est un morceau traditionnellement joué à la fin d’un concert ?
Le troisième morceau était le spectaculaire Divertimento pour violoncelle seul de Penderecki. Pendant le premier mouvement, mes pensées ont vagabondé, et c’est avec amusement que je me suis replongée dans le souvenir des ronchonnements d’un grand pédagogue, peu convaincu du bien-fondé de certains détails d’écriture. « Les pizz de la main gauche ?! Grmmpph. C’est pour les moustiques ! Avec le majeur de la main droite, tu gagneras du temps. Vérifie avant que tu n’as pas des amis assis au premier rang», avait-il judicieusement conseillé à son élève.
Pendant le Scherzo, le mal nommé, on ne peut en effet guère faire moins farceur que ce scherzo sombre et angoissé, je me suis laissée distraire par la violoncelliste-qui-n’est-pas-Kian-Soltani. Ses mains s’agitent en rythme au dessus de ses genoux, je ne sais pas si elle bat la mesure ou si ses mains recréent machinalement les coups d’archet qu’elle a choisis pour cette pièce. Je suis fascinée, passablement impressionnée, et quelque part, ravie pour le concertiste, qu’il soit si attentivement, avidement, écouté lors de ce concert. Mes pensées arrêtent enfin de vagabonder pendant le Notturno, poignant, joué avec beaucoup de présence et d’émotion par Claudio Bohórquez.
Et enfin ! La 3è Suite de Bach, ma Chouchoue Absolue. Nous avons une histoire, toutes les deux, qu’éventuellement, je chroniquetterai un jour. Claudio Bohorquez la prend avec un tempo vif. Résolument vif. Il s’agit d’un choix assumé, ni une conséquence de l’ingestion de doses massives de caféine, pas plus qu’un accès de nervosité causé par les véhémentes réprimandes d’une cliente du café d’à côté, scandalisée par son choix de boisson.
Passé quelques instants de dépaysement tempique, on ne peut qu’être embarqué par cette lecture passionnante de la Suite. La vivacité du tempo amène, oh, comme c’est astucieux, à écouter autre chose que les méandres de la ligne. Force à un certain recul, et on entrevoit la structure de chaque danse. Et Claudio Bohórquez, qui se refuse à alourdir aucune note de colifichets violoncellistes, a un sens de la narration, couplé à une présence solaire, qui exigent l’adhésion.
La Gigue, jubilatoire, vient clore en feu d’artifice la Suite, soulignée par le gigantesque sourire qui s’installe sur le visage radieux du violoncelliste. Qu’il est hors de question de laisser s’échapper sans un bis ou deux.
Nous en obtenons un : le Chant des oiseaux, évidemment, que Casals aimait jouer en fin de concert, en hommage à la souffrance et à l’idéal démocratique des réfugiés espagnols pendant la guerre civile espagnole. Et Bohórquez, après avoir essayé de nous faire croire que « son français est limité » (en français dans le texte) nous présente, en anglais, l’histoire de ce morceau, rendu d’autant plus nécessaire et pertinent par ces temps troubles que nous traversons, et avant de le rejouer, nous souhaite à chacun santé et paix. Son vœu ne sera que très partiellement exaucé. Si nous, à Salon, avons alors goûté un instant de beauté et de paix, simultanément se produisait la dramatique explosion de Beyrouth.
(En sortant du concert, c’est Jean-Guihen Queyras, plus précisément sa boîte peinte que j’ai subrepticement paparazzée, grimpant la volée de marches vers le château de l’Empéri. Et de cinq. Mais mon petit jeu a entre temps perdu de sa saveur, n’est-ce pas.)
Eglise St-Michel, Salon de Provence, 4 août 2020
Claudio Bohorquez, violoncelle
Carlo Alfredo Piatti (1822-1901), Caprice n°3
Pablo Casals (1876-1973) El cant dels ocells
Krzysztof Penderecki (1933-2020), Divertimento (1994)
Johann Sebastian Bach (1685-1750), Suite n°3
1 commentaires On Pluie de violoncellistes à Salon de Provence
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