A l’entracte, j’écoute distraitement Carnets babiller à côté de moi. Il analyse minutieusement les caractéristiques du quatuor Rolston, leurs partis pris musicaux dans Capriccio et dans le Souvenir de Florence. Moi, j’ai d’autres priorités. Il m’a ramené un délicieux gâteau de son séjour sicilien, et je suis très occupée à grignoter mon goûter sans répandre des miettes partout dans l’auditorium du Louvre.
« – … tu sais, je me suis toujours demandé pourquoi les quatuors invitaient des solistes internationaux pour jouer la partie de deuxième violoncelle dans ce genre de répertoire. Tu prendrais un violoncelliste du rang de l’orchestre du coin, ça reviendrait nettement moins cher, et ils savent phraser des ploums, eux aussi. Dans le quintette de Schubert, typiquement… «
J’avale de travers quelques miettes de mon gâteau.
« …. tu me fais marcher ?
– Non. Sérieux, les pizz du second mouvement….
– (horrifiée) Ces pizz, c’est le cœur de Schubert qui bat … ! C’est monstrueux, ce que tu suggères, là ! Schubert mérite bien un soliste !?
– Ca y est, elle est repartie. Tu as des textes pour étayer tes théories ?
– .. C’est à la pistache ou à la pâte d’amande, dis ?
– C’est bien ce que je pensais. Ils pourraient donner à jouer à leurs illustres invités les parties de premier alto et premier violoncelle, quand même..
– A ce propos, l’année dernière, un soir, je papotais avec un second violon de quatuor international…
– Ah. Madame prend des petits fours avec les stars…
– Non, non, il n’y avait pas de petits fours, ce n’était qu’un accident spatio-temporel suite à un empilement de quatre ou cinq coïncidences. Je ne t’avais pas raconté ? Bref. On papote, et là, déboule un violoncelliste, soliste international de métier, qui se met à houspiller le violoniste, car il refuse catégoriquement de jouer la partie de premier violoncelle au concert qu’ils ..
– devant toi ? Il ne t’a pas vue ?
– Pile-poil devant moi, parfaitement dans l’axe. Non, il ne m’a pas vue : je me suis fondue dans la table à laquelle j’étais accoudée, je me suis visualisée ne faire plus qu’un avec elle et j’ai fait mon regard le plus vitreux possible. On ne devait plus percevoir qu’un frémissement de l’air à l’endroit où je me tenais, je pense.
– Mouais…
– …transfigurée en table, j’ouvre grand des oreilles indiscrètes. Monsieur ne veut pas jouer la partie de premier violoncelle, car on ne fait jamais comme ça, l’usage veut que les invités d’un quatuor jouent toujours la partie de second violoncelle, ou second alto.
– .. et ?
– le violoniste – qui lui, continuait de me percevoir dans son champ de vision – a adroitement changé de sujet. Cette négociation s’est donc poursuivie hors de portée de mes oreilles. In fine, le soliste a joué la partie de premier violoncelle au concert. Tu veux que je te dise ? Tout soliste fût-il, il ne pouvait pas résister au pouvoir de négociation d’un quatuor à cordes. »
Entre temps, j’ai terminé mon gâteau. Le quatuor et leurs invités sont revenus sur scène pour jouer la Nuit Transfigurée. Le quatuor Rolston est un quatuor relativement jeune, certes, mais manifestement déjà rompu aux meilleures techniques de négociation chambriste, car à leurs invités, Miguel da Silva et Gary Hoffman, sont confiées les parties de premier alto et violoncelle.
Quelques semaines plus tard, je ne m’explique toujours pas ce qui s’est passé pendant les trente minutes qui suivirent. Peut-être le parfait mélange entre un quatuor à la perfection sonore un peu austère – à mon goût – et l’intensité toute intérieure de Da Silva et Hoffman, comme en miroir du contraste entre l’intensité des sentiments des personnages du poème et la nuit chauve et froide dans laquelle ils évoluent ?
Quel crève-coeur d’entendre, trop tôt, beaucoup trop tôt, les dernières résonances de l’accord final. C’est fini. Sonnée, étourdie, j’ai perdu la notion du temps. Combien de temps a duré cette Nuit Transfigurée ? Une nuit ? Une fraction de seconde ?
Carnets, lui si cérébral, qui n’aime rien tant que décortiquer, analyser, est sans voix, bouleversé. Lui aussi s’est demandé si les musiciens n’avaient pas opéré une coupe dans le morceau, ça n’a pas pu durer une demi-heure, voyons, c’est impossible. Avant d’ajouter qu’il a entendu, par moments, le poème, comme une septième voix invitée parmi les musiciens.
« – Tu as repris ton souffle, pendant la Nuit ?
– Non. Toi ?
– Non plus. Une demi-heure, bigre.. »
Quatuor Rolston, Miguel da Silva, Gary Hoffman (Auditorium du Louvre – 15 janvier 2020) Strauss : Capriccio Tchaïkovski : Souvenir de Florence Schönberg : Nuit Transfigurée / Verklärte Nacht |
4 commentaires On Une Nuit Transfigurée au Louvre
(Je précise à l’aimable lectorat la forte teneur fictionnelle de ce récit.)
D’ailleurs je rectifie : je n’ai pas dit qu’on pouvait « aussi bien » mettre un violoncelliste du rang, mais que celui-ci, rompu à l’art des ploums en accompagnant Donizetti, serait probablement mieux rompu à l’exercice qu’un soliste. (Et qu’il serait, en bonne logique, plus cohérent de confier à celui-ci la partie plus mélodique-lyrique du premier violoncelle.)
Pour autant, le Quintette de Schubert, c’est joli – mais le second violoncelle fait un peu la déco fonctionnelle pour laisser le premier chanter tout en conservant un soubassement harmonique…
(Ah oui, le nucàtolo, c’est de la pâte d’amande.)
@Lectorat : exemple emblématique de mauvaise foi
@Carnets : Ah, Carnets, Carnets….. (soupir désespéré).
Déco fonctionnelle ? Mais les pizz du début du 2nd mouvement et même dans le 1er mouvement d’ailleurs c’est le cœur de Schubert – encore incarné – qui continue de battre. Avant qu’il ne se mette à grommeler en triolets détachés (« j’ai encore besoin d’un peu de temps, scrogneugneu, c’est trop tôt »), puis se résigne – les triples legato. Et quand revient le thème, enfin ! Il se résout, enfin, à pizzicater avec le 1er violon – et non plus en opposition – comme s’il avait compris et accepté. C’EST SCHUBERT QUI SE CACHE DANS LA VOIX DU VC2, BON SANG. (en plus, ça colle avec l’idée que j’ai du bonhomme, de se cacher discrètement dans la voix d’un instrument moins exposé) Le 1er violon, c’est lui qui fait la déco – juste un ange/truc-muche de l’au-délà/ qui essaie de l’amadouer.
Bref. je me comprends
Et le 4è mouvement, c’est le pot de départ, évidemment.
Soubassement harmonique. Peuh. Je t’en ficherais des soubassements harmoniques.
(si j’avais su, j’aurais demandé au Violoncelliste Bourru ce qu’il en pensait)
@Carnets II : et c’est dé-li-cieux. Merci encore.
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