Le jour où Ilsa L. m’a traînée à une master-class de violoncelle

Pour préserver l’intimité de ce qui est un moment privilégié entre des étudiants et leurs professeurs, les noms des étudiants ainsi que celui du Maître ont été modifiés. Toute ressemblance avec des lieux et/ou personnages existant ou ayant existé est le plus probablement fortuite. Les éventuels contresens musicaux sont bien évidemment de mon fait.

« Ilsa, tu ne voudrais pas plutôt aller boire un café !? », ronchonné-je à l’attention d’Ilsa, sans obtenir de réponse.

Il y a quelques jours, mon amie Ilsa a décrété que je l’accompagnerais écouter une master-class de violoncelle. Dans un moment de faiblesse, j’ai accepté. Ca fait déjà un bon quart d’heure que nous tournons en rond dans les couloirs du Conservatoire. Il est temps d’arrêter les frais.

«  Ilsa, sérieusement… Le violoncelle, c’est pas mon truc. Il n’y aura même pas de Bartók. C’est nul. De toute façon, je préfère les master-class de quatuor à cordes. Et j’ai vraiment besoin d’un café.»

llsa ignore mes jérémiades. Elle trottine dans ces maudits couloirs d’un pas vif et décidé : elle a des dragons à pourfendre, elle. Le matin même, le community manager nous a confirmé que la master-class se tiendrait bien en salle Epée. Quelques minutes plus tôt, le monsieur de la sécurité incendie nous a refusé l’entrée dans cette même salle, fermée au public. Certes, il y a des violoncelles dans la salle, mais ce ne sont pas les violoncelles de la session ouverte au public. Quant au personnel de l’accueil, il est indécis. Epée, peut-être ? Salle Debussy, plutôt ?

« Ilsa, on va finir par se faire mettre dehors, ca se voit gros comme une maison qu’on n’est pas étudiantes ici. Et puis j’ai mal aux pieds. »

A force de persévérance, Ilsa réussit à nous amener à bon port : il suffisait de descendre une volée de marches, prendre un couloir à droite, bifurquer un petit peu à gauche après la porte coupe-feu et pousser la porte dans le renfoncement. Nous voilà donc, en retard, dans une petite salle de travail. Nous nous faufilons discrètement vers un recoin resté libre.

Le concerto de Walton

Notre bénéficions d’une vue imprenable sur l’étudiant et le pianiste qui l’accompagne, faute de disposer d’un petit orchestre. Dans un coin, entre le premier rang des spectateurs et un tas de pupitres, dépasse la tête d’un professeur confortablement accoudé sur l’épaule gauche de son violoncelle. L’étudiant joue sans interruption le morceau préparé, en l’occurrence le Concerto pour violoncelle de Walton, puis vient le moment de peaufiner quelques passages et dispenser des conseils avisés.

Il reste un petit quelque chose d’anguleux dans la proposition des deux étudiants : le professeur suggère tout d’abord au pianiste de jouer des croches aux contours un soupçon plus estompés, ce qui confère immédiatement un caractère énigmatique, et d’autant plus séduisant, au concerto. Mais il y a encore quelques sujets dans la partie du soliste à traiter :

«  – Hmmm. Il faut trouver un truc dans le caractère… Tu connais le skoukou ? s’enquiert le professeur.
– Le couscous ??
– Non, ca ne se mange pas, le skouskou. »

Ilsa me lange un regard interrogateur. Je hausse une épaule dubitative. Je n’ai jamais entendu parler des Kuh Skuh.

« – Le cooskoo ? Stan Getz ? Charlie Parker ? Miles Davis ? Non ? Ca ne te dit rien ? »

Prudemment, le professeur délaisse l’angle gastronomique du concerto pour une approche cinématographique.

« – Tu connais Bernard Herrmann ? Vertigo ?
– Oui !
– Tu peux chercher à t’approcher de ce style. Quelque chose qui s’approche du jazz. Pense à Korngold, Bloch. Le jazz, la musique classique, la musique de film, se sont nourris les uns les autres. Il faut avoir ça en tête. »

Ces premiers jalons posés, il complète avec quelques remarques de sémantique musicale, dans un français à peine teinté d’un soupçon d’accent : « Tu peux jouer le plus au fond du temps possible. Autour du temps, même. Cherche, dans l’archet, ermm, comment on dit languid en français ? »

« – Langoureux ! me souffle Ilsa,
– Mais non ! Alangui. Il est tout sauf langoureux, ce concerto !
– Langoureux.
– Non. Indolent. A la rigueur.
– Langoureux.
– Non. »

Le concerto s’est entre temps significativement alangui, mais il manque encore un petit quelque chose. Abandonnant son recoin pédagogique, le professeur se résout à mettre une main à la pâte : une chiquenaude sur le poignet droit de l’étudiant, une petite impulsion sur le coude, histoire de modifier l’air de rien les vitesse et pression d’archet. Ca change tout ! Après son intervention, le son est plus flou, imprécis, mais incomparablement plus touchant. J’imagine qu’à ce niveau de maîtrise instrumentale, il y a quelque chose de contre-intuitif à renoncer délibérément au contrôle de l’archet. Mais ça en valait la peine. Mmmmh ! Au regard perplexe que me lance Ilsa, je réalise avec consternation avoir ronronné à voix haute.

…Et le Concerto de Dvořák

Un peu plus tard, une autre étudiante s’est installée près du piano, elle joue le 2è mouvement du Concerto de Dvorak. Elle a droit à un accompagnement enrichi, puisque de temps en temps, le professeur entonne sotto voce au violoncelle un petit bout de ligne de basson ou un motif de clarinette. Je tords le cou pour vérifier, il joue en effet sans partition. De toute façon, à quoi bon, puisque…

« … il y a des erreurs dans toutes les éditions » bougonne le professeur, avant d’énumérer des erreurs de partition qui se transmettent comme de vilains virus d’édition à édition. Même chez les plus réputées. Une maison d’édition tchèque trouve grâce à ses yeux, mais elle a fermé boutique depuis longtemps. Pourquoi s’encombrer d’une partition, puisqu’il connaît, pour la moindre note dans chaque édition, le sens des ..

« stems ? Comment-on dit en français ? Nampe ? Ah, hampe ! » et les conclusions à tirer selon le sens des hampes quant au phrasé des accords.

Ilsa et moi échangeons un regard impressionné. Je doute que tous les solistes internationaux connaissent par cœur les lignes de basson des concertos de leur répertoire. Il faudra que je songe, de préférence après avoir fait signer mon programme, à demander au prochain que je croise, s’il a lui aussi a épluché toutes les éditions disponibles.

La partition dûment échenillée, ils s’attardent sur ce passage du second mouvement où le violoncelle joue en compagnie de la clarinette : il met alors son élève en garde contre les pitreries des vents.

« Si le clarinettiste est bon, il va jouer au tempo. S’il n’est pas bon, il faudra alors faire plein de trucs »

Des trucs ? Il n’a pas épilogué sur la question, il me vient encore aujourd’hui des images perturbantes de chef et de soliste farfouillant sous l’estrade pour en sortir de quoi improviser un pique-nique, le temps d’attendre des vents qui lambinent. Je ne sais pas à quels trucs ont recours ses confrères… Lui, il est manifestement arrivé à la conclusion qu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même : il jouera l’hiver prochain à la fois la partie soliste de violoncelle et la partie de clarinette de ce même concerto. Grands dieux, quel musicien !

Il reste un tout dernier passage à étudier où il amène son étudiante à chercher des couleurs spécifiques pour refléter la nostalgie et la mélancolie de Dvořák , qui se languissait alors de sa République Tchèque. J’ai du mal entendre, voyons ? Dvořák visionnaire, certes, mais à ce point ? Prise d’un besoin impérieux de vérifier l’évolution des frontières d’Europe Centrale au cours du xxè siècle, je plonge le nez dans mon téléphone, et ce n’est que distraitement que je perçois que le professeur se rassied sur son tabouret, empoigne son violoncelle et se met à jouer un extrait du concertzyptkftwriit









xzyptkftwriit ?








Un moment d’absence ? Un accident cérébral ? Un écroulement spontané du faux-plafond ? Aucun souvenir des quelques secondes qui viennent de s’écouler.

Après avoir compté et recompté mes doigts, je cherche du regard les décombres du violoncelle qu’on vient de me briser sur la tête. Je ne trouve que le regard médusé d’Ilsa. Elle a l’air tout aussi sonnée que moi. Les musiciens ont entre temps embrayé sur un débat sur l’intérêt de démancher avec ou sans doigté de substitution, selon que le contexte requière un tiiiyam ! ou un tiiiyap !. Ilsa et moi nous dévisageons silencieusement. S’ensuit un échange muet, qui aurait eu à peu de choses près cette teneur, en mots :

« Où. Qui. Quand suis-je. Ah, ça me revient. Ca va, toi ?
– Oui, oui. Mes aïeux, ce choc. Tu as déjà vu un truc pareil ?
– Une fois, oui. Il y a des années, déjà. Harnoncourt, à Vienne. Haydn. Mais il avait triché, lui.
– .
. triché ?
– Il avait un flingue.
– .. un flingue ?
– Je te raconterai. On se prend le premier paquebot en partance pour la République Tchèque, tu en dis quoi ?
– Non, merci, je vais écouter en face le Dvorak la semaine prochaine. Avec le LSO.
– Mmuuhhumm. Je dois être sous le choc, je n’ai même pas l’ombre d’un souvenir de ce qu’on vient d’entendre. Il faut que je vérifie de quoi il se retourne. Pour investiger correctement, il faut que je recrée les mêmes conditions expérimentales. Doncques. Il joue QUOI, QUAND et OU ?»

Je mets à profit quelques instants de battement avant l’entrée du violoncelliste suivant pour consulter le site internet du musicien. Il y a pléthore de récitals, de concertos et de master-class aux quatre coins du monde, mais à une distance plus raisonnable, le choix est restreint :
– un récital à Rouen avec Claire Désert. Le programme est superbe. Mais il faut patienter quatre mois.
– le concerto d’Elgar, dans trois toutes petites semaines, à une heure d’ici, à Bruxelles.

Misère. Pour trancher entre un superbe programme dans horriblement longtemps et l’Affreux-Concerto-Qui-Donne-Envie-Etrangler-des-Petits-Chatons dans moins de trois semaines, il va me falloir rien moins qu’une grille d’analyse, des critères de sélection rigoureux et des coefficients de pondération affectés auxdits critères. Je sors mon calepin et me mets aussitôt au travail.

Quelques temps plus tard, j’ai l’occasion de passer un coup de fil triomphant à Gentil-Prof :
«  Tu sais quoi ?! Je vais écouter Harry Goffman jouer en concerto !!! Tu connais ?
– Bien sûr. Tu ne connaissais pas Harry Goffman ? Tu plaisantes, j’espère. Ah, qu’est ce qu’il joue bien…
– Oui, j’imagine.
– Il va jouer quoi ?
– Elgar.
– …. ?
– Je sais.
– Tu as affecté quelle pondération au critère «envie d’écouter l’œuvre programmée» ?
– 0,02 % de la note totale.
– …. !
– JE SAIS. J’ai privilégié les critères logistiques et financiers. Dis-moi, tant que j’y pense, tu connais la partie de second basson du Bruch ?
– Bien sûr.
– …. C’est vrai ?!? …. Mais ? Mais ! Tu es marié à une bassoniste ! C’est de la triche, enfin ! »

6 commentaires On Le jour où Ilsa L. m’a traînée à une master-class de violoncelle

  • J’avais entendu Harry Goffman à l’auditorium du musée du Quai Branly, invité au premier rang, juste en face ! Avec octuor de violoncelle en deuxième partie par les élèves du CNSM.

  • Invité !?! Hébédidonc.

    Oh…. Comme tu as du te régaler ! Tu te rappelles ce qu’ils ont joué ?

    • Tu trouveras les détails, dont le programme, du concert là : https://www.weezevent.com/garyhoffman
      • Beethoven : Sonate n°4 pour violoncelle et piano en ut majeur opus 102 n°1
      • Debussy : Sonate pour violoncelle et piano en ré mineur
      • Janáček : Pohádka, pour violoncelle et piano
      • Nin : Suite espagnole
      puis 2 mouvements de la Bacchianas Brasilieras n°1 de Villa Lobos par l’octuor de violoncelles.
      Il y a des photos là : http://www.coline-en-re.com/gary-hoffman-et-david-selig/ (on me voit au premier rang sur la dernière photo)
      En fait, je ne connaissais pas encore Hary Goffman, et j’y allais pour l’octuor de violoncelle avec la sublime Michèle Pierre, la fougueuse Mustine Jetral, l’époustouflant Gérémy Jarbarg (bien entouré pour l’occasion), l’extraordinaire Maëlle Vilbert, etc.

      Tiens, en parlant de violoncelles, je t’ai déjà parlé du super festival avec plein de violoncelles (et un bar) intitulé La Semaine classique du Lavoir, à Paris du 11 au 14 décembre prochains ?
      C’est très sympa, avec une équipe adorable qui fait la programmation (le Duo Soléa : Michèle Pierre au violoncelle et Armen Doneyan à la guitare, qui joueront le 12) et ça se passe au Lavoir moderne parisien, une charmante petite salle parisienne qui devrait beaucoup te plaire, et y’a un bar. Il y a pleins de violoncellistes (mais pas seulement des violoncellistes : aussi des guitaristes, du chant, du violon, de l’accordéon… de la musique classique, du jazz, des musiques du monde…) connus comme Justine Metral en violoncelle seul pour le concert d’ouverture, ou Michèle Pierre qui jouera en duo avec Paul Colomb qui fait aussi du violoncelle électroacoustique, et des deuxièmes parties avec des violoncellistes moins connus comme François Salque… mais tu pourras t’éclipser à l’entr’acte, et attendre tes amis au bar ! Toutes les infos sur ces soirées dans les liens ci-après. Je t’ai dit qu’il y avait aussi un bar ?
      https://www.facebook.com/lasemaineclassiquedulavoir/
      https://www.proarti.fr/collect/project/la-semaine-classique-du-lavoir/0

      • C’est noté ! Merci pour ce bon tuyau. Je ne suis pas sûre d’être dans les parages à ce moment ; par ailleurs, il y a ce menu détail de grève des transports qui risque de modifier mes projets musicaux… Si possible, je viens.
        J’ai corrigé quelques coquilles dans les noms des musiciens, tu as interverti quelques lettres. Mais quelle mouche t’a piqué ?

        Ca alors, Nin (je ne connaissais pas) est le papa d’Anaïs. (une relation loin d’être ordinaire, dis donc…)

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