Il y a quelques semaines, Steven Isserlis pépiait sur twitter : « Ça m’exaspère d’entendre des gens dire qu’ils ne vont pas au concert parce qu’ils ne s’y connaissent pas assez en musique classique. Je crois que mon ami Olli Mustonen a trouvé la bonne réponse « Ça revient à dire que vous n’allez pas vous promener en forêt parce que vous ne vous y connaissez pas assez en botanique.» »
J’ai ri, bien qu’un peu vexée de ne pas être l’auteur de ce bon mot. De temps en temps, on fait appel à moi pour jouer les guides forestiers. L’année dernière, mon amie M. m’a passé commande d’un mini-abonnement pour cette saison 2019/20. Il y a encore quelques années, quand on me demandait une suggestion de concert, j’avais tendance à proposer quelque chose de généreux et gourmand : une Arlésienne, Shéhérazade… J’ai revu entre temps ma stratégie, peu convaincue de son efficacité.
Alors, j’ai longuement ruminé. Soupesé mes options. Je risquais, avec une sélection maladroite, rien moins que de couper à la racine le développement d’une Apprentie Mélomane. L’enjeu était de taille. Puis, un beau jour : eurêka. Le concert du quatuor Hanson à la Bellevilloise répondait à l’ensemble des critères de mon cahier des charges révisé :
Critère n°1 : Intimité et Convivialité.
Idéalement, j’aurais rêvé d’un petit salon, de fauteuils douillets près d’un feu de bois qui crépite, mais nous ne sommes pas si mal loties. Nous sommes une centaine* de spectateurs dans La Halle aux Oliviers, confortablement installés autour de petites tables délicatement éclairées à la bougie. La table qui nous a réservée est juste à côté de la mini-scène où s’apprêtent à jouer les musiciens, l’Apprentie pourra se laisser happer sans distraction par l’énergie du quatuor. C’est important, la proximité avec les musiciens.
Critère n°2 : le Menu
Convaincue que les oreilles sont plus attendries quand elles sont correctement nourries et abreuvées, je lance un coup d’œil rapide à la carte. Du vin ! Des petits plats à partager ! Très bien…
Critère n°3 : le Prix
Je ne voulais pas que l’Apprentie soit influencée par des attentes créées par le prix de la place. Hors de question de lui faire débourser 85€ pour le premier concert de son mini-abo. Ici, le coût du concert à proprement parler se résume à un supplément de 2€ appliqué à l’addition. Parfait.
Critère n°4 : la qualité musicale
Dans mon expérience, les novices sont, peut-être à leur insu, les auditeurs les plus exigeants. Si on essaie de leur faire prendre des vessies pour des lanternes, ils vont avouer à l’issue du concert, d’un air penaud, persuadés d’être en faute, qu’ils n’y connaissent rien, mais qu’ils n’ont pas réussi à se laisser absorber par le concert, et qu’ils n’ont pas d’oreille, qu’ils n’y connaissent vraiment rigoureusement rien et que la musique, décidément, ce n’est pas leur tasse de thé. Alors qu’ils n’y sont pour rien. Je n’avais jamais écouté les Hanson « en vrai » auparavant, mais je n’en ai entendu que du bien.
Même avec le meilleur cahier de charges, on n’est jamais complètement à l’abri de l’accident. Nous voila donc au premier rang, verre de vin à la main, et j’essaie tant bien que mal de cacher à l’Apprentie ma panique naissante.
Les Hanson ont opéré de minuscules ajustements, vestimentaires et sémantiques, au cérémonial du concert : en jean et baskets, ils annoncent jouer un premier « set », suivi d’une petite pause, puis d’un deuxième « set ». En revanche, pas de compromis en ce qui concerne le programme. Deux quatuors de Haydn, les Divertimenti de Britten, un soupçon de Piazzolla en bis.
Ils prennent place sur la mini-scène pour jouer le premier quatuor de Haydn au programme, la Grenouille, je crois. Quasi instantanément, un silence religieux se fait dans le public. Plus un cliquetis de fourchette, pas un tintinnabulement de verre. Plus une mouche n’ose voler. Pas un raclement de gorge. Le serveur fait des allées et venues à pas de loup, brandissant son plateau, dans le minuscule couloir ménagé entre la mini-scène et la première rangée de tables, évitant parfois d’un habile déhanché de se faire embrocher par un archet de violoncelle. Ce silence absorbé n’est troublé qu’une seule fois, alors que le barman agite énergiquement son shaker. Une cinquantaine de paires d’yeux courroucés se tournent alors vers lui.
A la fin du premier mouvement, les dîneurs applaudissent à tout rompre, trahissant leur condition de Mélomane-Débutant. Ciel, c’était des néophytes ? Les Hanson, eux, en étaient tout à fait conscients. Mieux, ils ont délibérement choisi de se produire devant les habitués de la Bellevilloise, et non devant les aficionados de musique de chambre qui hantent les alentours de la salle Cortot ou des Bouffes du Nord. Je me suis fait avoir comme une bleue, par la qualité de silence du public. Mmhm…
Pendant l’entracte, l’Apprentie et moi parlons boutique. Elle est photographe. A ma demande, elle me narre par le menu toutes les étapes préalables à un shooting. Il y a tout un travail de documentation et de recherche iconographique, de préparation en amont dont j’ignorais l’existence. Intriguée, je tente alors un parallèle avec le job de musicien de quatuor.
« … j’ai des amis qui croient encore que les musiciens reçoivent une décharge d’inspiration quelques minutes avant d’entrer sur scène. Et que ca suffit. hop. Sans imaginer une seconde tout le travail en arrière-cuisine. De documentation bibliographique. Tout le monde ne le fait pas, hein, ça s’entend d’ailleurs, mais lire une biographie du compositeur, ça devrait être le minimum syndical. Jeter un œil sur les manuscrits. Ecouter, lire, regarder ce qui se faisait ailleurs au même moment dans d’autres domaines artistiques. Et même très prosaïquement, les coups d’archets, ça se négocie en amont. Les doigtés, aussi, parfois. Il y a plusieurs possibilités, tu sais, on peut jouer la même note à des endroits différents du violon..
– Hein ?!
– Comment ça, « hein ?! »
Les yeux ronds, l’Apprentie me dévisage, sidérée. Je finis par comprendre.
« – Mais ce n’est pas un piano avec une seule touche par note..! Ca marche, comment dire…Passe-moi une fourchette. Chaque dent a une hauteur de base différente. Ca tombe bien, c’est une fourchette à quatre cordes. Dents. Cordes. Jusque là, ça va ?
– Oui.
– Cà, c’est la dent de sol. Je pose l’index de ma main gauche dessus. Si je frottais un archet sur la dent de la fourchette, tu entendrais un la. Puis si je pose un deuxième doigt, hop, on obtient un si. Puis un troisième…
– ….. et tu fais quoi quand tu n’as plus de doigts ?! s’exclame l’Apprentie.
– Précisément ! Tu déplace ta main vers le haut de la fourchette. Ou tu changes de dent.
– Mmmmh… »
L’Apprentie réfléchit quelques instants avant de revenir à la charge.
« Comment on choisit ? Entre changer de corde ou grimper…
– Démancher.
-…. ça fait suite à des considérations… pragmatiques ou stratégiques ?
– ….. »
J’ai terriblement manqué d’à-propos, car j’aurais du attraper par la peau du cou le premier violon du quatuor ****, aperçu dans le public, et le sommer de nous faire un exposé, exemples à l’appui, sur les problématiques stratégiques des doigtés violonistiques. Un jour, toutefois, j’emmènerai l’ Apprentie à une master-class de violon, ou de musique de chambre, à l’issue de laquelle je lui livrerai en pâture le Maître. En attendant, elle s‘est contentée de quelques exemples tirés de la partie de second violon de l’Enfance du Christ. On y fait bien une expédition en 6 ou 7è, tout là-haut sur la corde de sol.**
L’Apprentie continue de me bombarder de questions, ainsi c’est avec un soulagement certain que j’applaudis le retour sur scène du quatuor Hanson après la pause. J’écoute avec une pointe d’envie leurs Quintes, tout en repêchant dans mon assiette un crin d’archet de violoncelle. L’inconvénient de la proximité avec les musiciens, je suppose.
Au final, je suis soufflée par les qualités du quatuor, emballée par leur Britten, un peu dubitative quant à leur Piazzola. Mais ce soir-là, ce n’est pas mon opinion qui compte. L’Apprentie est ravie, particulièrement enthousiasmée par le Britten. Elle signe derechef pour une autre sortie musicale. Mission accomplie. Celui qui n’arrive plus à contenir son euphorie, c’est tout simplement le serveur, qui s’attarde papoter tout en encaissant notre addition. Quand je lui fais remarquer que j’ai été frappée par l’écoute des dîneurs, que ça fait des années que je n’ai entendu ni tousser, ni chuchoter, ni déchiqueter des programmes, il s’exclame..
« ….. c’est fantastique ! C’est incroyable ! Nous non plus, on n’a jamais vu ça !! Mais c’est complètement fou ! Vous vous rendez compte, il y a quelques temps, on avait reçu un ensemble, je ne sais plus si c’était du jazz, du flamenco, peu importe.. Ils ont tout donné, et à la fin, ils n’ont même pas été applaudis..
– Ah bon ? Pourquoi ?
– Ils ne se sont même pas rendus compte qu’ils avaient terminé de jouer. Ils ont continué à manger et à papoter. Mais vous vous rendez compte ?
– .. !
– … et là, regardez ! Je n’ai jamais vu notre responsable de la programmation aussi heureux, les musiciens sont tout contents, le public est ravi. On va en faire revenir, oh punaise, des quatuors à cordes, c’est certain ! C’est complètement fou !! »
C’est complètement fou, en effet. On se laisserait presque aller à penser que des Apprentis Mélomanes n’ont pas besoin de grand-chose pour se laisser toucher. Qu’il n’y a pas besoin de les munir de clés d’écoute au début du concert, ou de les enjoindre par haut-parleur interposé de conserver une écoute silencieuse. Qu’il n’y a même pas besoin de programmer des œuvres archi-connues pour rendre le concert accessible aux Apprentis Mélomanes. Qu’il n’y aurait même pas besoin de houspiller les auditeurs qui applaudissent. Il suffirait juste de les mettre en présence de très bons musiciens ? Non, c’est complètement fou, assurément.
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* : à vue de nez.
** que nous rejouons le 16 février, à Notre-Dame du Travail, à 15h30. Le monde doit savoir.
Quatuor Hanson (Bellevilloise, Paris 20è – 30 Octobre 2019) Haydn: Quintes, Grenouille Britten : Divertimenti pour quatuor à cordes |
1 commentaires On Le concert des Hanson sous les oliviers de la Bellevilloise
Bon, c’était plutôt 150 à 200 personnes… ton nez devait en cacher une partie ?
Et le crin d’archet du violoncelliste, il n’est pas tombé dans ton assiette : tu es allée le repêcher toi-même au pied de la scène !