Salle Pleyel, jeudi 10 novembre 2011
Orchestre de Paris, Akiko Suwanai (violon), Paavo Järvi (direction)
Weber, Ouverture du Freischütz,
Mendelssohn, Concerto pour violon
Berlioz, Symphonie Fantastique
Une des particularités de l’Orchestre de Paris est de se produire toujours deux soirs d’affilée sur un même programme de concert, le plus souvent les mercredi et jeudi soirs. Une pratique que j’approuve sans réserves, puisqu’elle simplifie énormément la gestion de l’agenda et permet, lors de concert particulièrement savoureux, de revenir le lendemain pour une deuxième rasade (surtout quand le soliste invité est grec, de préférence violoniste).
Or, cette fois-ci, le choix était piégeux : mercredi ou jeudi ? Une fois n’est pas coutume, le programme et les solistes invités différaient d’un soir à l’autre :
En faveur du mercredi :
- une œuvre de Messiaen peu jouée à la place du Freischütz.
- l’absence de caméras (le concert du mercredi était filmé : on pouvait raisonnablement s’attendre à une pagaille en règle sur scène (regarder les caméramen agresser les partitions des musiciens pendant le concert est divertissant un temps, on s’en lasse toutefois rapidement)
- le mercredi soir, en plus des caméras, il y avait du Schumann au programme (horreur et damnation)
- l’argument ultime : la soliste invitée pour le concert du jeudi soir était Akiko Suwanai !
C’est entre autre à cause d’elle que je me suis mise au violon. Je l’ai vue en concert, il y a une demi-éternité, jouer le concerto de Tchaïkovski. J’avais alors appris, qu’il arrive qu’en concert, on puisse oublier de respirer pendant plus d’une demi-heure sans séquelles sur l’organisme. Presque sans séquelles : coïncidence ou non, un an plus tard, j’achetais mon tout premier petit violon et découvrais les joies du crin-crin. Depuis, je n’ai quasiment plus entendu parler d’elle. Par conséquent, entre subir écouter le concerto pour piano de Schumann et l’occasion de la revoir, le choix était vite fait.
Fast-forwardons jusqu’au jeudi soir, 20h02. Les musiciens sont d’ores et déjà installés, ils ont été applaudis, le premier violon a lui aussi fait son entrée, il a été applaudi, le hautbois a donné le « Coiiiin » sur lequel ses collègues se sont accordés, il n’a pas été applaudi. 20h03 : Paavo Järvi est à son poste, il a salué~hoché la tête en direction du public, qui a applaudi. Il ébauche un sourire. Se retourne vers les musiciens. Se concentre un instant. Inspire. Lève légèrement les mains, à hauteur de l’abdomen, petit geste universel qui, en langage de chef, fait savoir aux violons et aux altos qu’il est déjà trop tard pour installer le violon sur la clavicule, aux vents et cuivres qu’ils peuvent déjà songer à prendre un goulée d’air, s’il y avait un « poon! » à souffler dès la première mesure de l’œuvre, sait-on jamais. Petit mouvement de bras vers le haut : le départ est imminent. Les bras du chef amorcent La Descente vers le Tout Premier Temps du Concert, et…
Pilulip ! Pilup Pup Pip ? Le temps s’arrête. Paavo Järvi se fige à mi-battue. L’orchestre semble jouer à une partie géante de 1-2-3-Soleil. Pilulip ? Certes non, il n’y a pas de partie pour marimba soliste dans l’ouverture du Freischütz. Ce n’était que la onzième plaie d’Egypte, un iphone assis aux premiers rangs du parterre, le volume soigneusement réglé au maximum afin que la sonnerie résonne jusqu’aux tréfonds des balcons.
Mais que va faire Paavo Järvi ? Enfoncer sa baguette dans les tympans du propriétaire de l’iphone ? Arrêter le concert ? Ignorer dédaigneusement le délinquant ? Ou l’assommer d’un vigoureux coup de pupitre ?
Deux micro-secondes s’écoulent le temps que le chef prenne sa décision. Secondes qui doivent paraître des minutes au téléphoniste, qui s’affaire, recroquevillé dans son fauteuil. Ou une semi-éternité aux vents, en proie à un questionnement shakespearien. Expirer ? Inspirer ? Jouer ou ne pas jouer ?
Paavo Järvi décide de continuer, ignorant l’importun. Sans surprise, je ne réussis pas pas à maintenir mon attention sur l’Ouverture, toute occupée que je suis à inventer de terribles châtiments à infliger à l’iphoneur, puis à appréhender l’arrivée d’Akiko Suwanai. Et si toutes ces années avaient enjolivé le souvenir de son Tchaïkovski ? Et si elle n’était « qu » ‘une violoniste appréciable et non l’amazone intrépide de mes souvenirs embrumés ? Je songe plus ou moins sérieusement à m’éclipser pour éviter de confronter mes souvenirs énamourés à la réalité.
Fast-forwardons à nouveau d’un petit quart d’heure. Akiko Suwanai a entre temps rejoint l’orchestre et le chef sur scène, a fait mine de vérifier l’accord de son somptueux violon et s’est fougueusement lancée dans le grand « Tididiiii toudiiidiiiii etc » inaugural du concerto de Mendelssohn. A peine une petite demi-page de partition plus tard,
Chtoung.
Chtoung ? Le temps s’arrête. Oui, encore. Le violon d’Akiko Suwanai lui a fait faux bond, il n’a plus que trois cordes. Une fraction de seconde/une demi-éternité plus tard, son violon se retrouve sur les genoux du premier violon solo, qui a lui-même prêté le sien à la soliste. Roland Daugareil-le héros de la soirée troque vite sa casquette de premier violon pour celle de luthier. Sereinement et efficacement, il bricole sur ce violon à quelques centaines de milliers d’euros, sous les regards admiratifs et interloqués de quatre mille paires d’yeux. Le violon de Roland Daugareil n’est pas exactement une quatrelle à cordes, il a ainsi l’habitude de changer des cordes sur des précieux-et-irremplacables-violons-de-plusieurs-centaines-d’années-dont-la-perte-serait-dramatique-pour-le-patrimoine-musical-mondial, mais je doute toutefois qu’il soit enchanté d’opérer sur un irremplacable-violon-de-plusieurs-centaines-d’années-hors-de-prix-et-dont-la-perte-etc-et-en-plus-ce-n’est-pas-le-sien en public, dans des délais contraints. D’autant plus que, et je tiens ceci d’une violoniste professionnelle :
Pendant ce temps, Akiko Suwanai continue d’assurer la partie soliste sur le violon de Roland Daugareil. Les premieres mesures sont un peu acrobatiques, ça craque et ça grince, le temps de faire connaissance avec ce violon d’emprunt. Mais elle s’adapte rapidement, avant de profiter d’un grand tutti d’orchestre pour récupérer et vérifier l’accord de son violon, que Roland Daugareil avait pourtant pris soin de réaccorder. La chipie, que c’est vexant.
Après une telle performance, l’ovation s’impose. Doublement méritée, car en plus de faire preuve d’un sang-froid admirable, elle a joué un concerto réellement magnifique, présent et engagé. Deux superbes Bach, sobres mais intenses, que mon Leo approuverait sans aucun doute, avant de se quitter pour l’entracte.
A l’entracte, les débats sont enflammés, entre ceux qui sont tout ébaubis par la présence d’esprit de la soliste « Imagines-tu ! Au beau milieu du concerto, chtoung ! Quel stress » et ceux qui sont surtout impressionnés par la performance du premier violon solo « Quand même… Jouer les luthiers en public. Et si ça avait déclenché une réaction en chaîne : corde à retendre=>cheville qui coince puis qui casse=>chevalet qui fait scrountch, hein, hein ? ». Bizarrement, personne ne mentionne le chef, qui a discrètement survécu à deux mini-infarctus en une petite heure.
Après une première partie de concert si riche en émotions, la Symphonie Fantastique est une promenade de santé.
Et en bonus : Le cluedo musical.
Amusez-vous à reconstituer le déroulement de la soirée ! Autant de versions différentes des évènements que de témoins ! Jouez les détectives grâce aux indices disséminés sur la toile :
- De qui Akiko Suwanai a-t’elle emprunté le violon ? D’après Andante con Anima, celui du deuxième violon solo. D’après Joël et Palpatine, celui du premier violon solo. Qui de nous détient la vérité ?
- Qui a pris la décision d’effectuer l’échange de violons ? D’après ResMusica, le chef. Joël affirme que Akiko Suwanai a décidé elle-même d’emprunter le violon du premier violon. Mystère..
- Afin de départager les bonnes réponses, précisez quelle corde du violon a lâché.
12 commentaires On Pilulip Pilup Pip ! Chtoung ! Boum !
ResMusica est peut-être plus expert que moi en exégèse jarvienne : qui sait, il y a peut-être un sens caché implicite dans ses twits économes en mots comme « Johann Strauss!!!! » ou « Lufthannsaaaaaaaaaa » ?
(Pour départager les réponses, je suggère aussi de préciser aussi si le chat-mascotte du Klariscope est gaucher ou droitier et s'il en a toujours été ainsi ?)
Oui, le recours intensif aux points d'exclamation est intrigant, j'y réfléchis avec attention.
Il est ambidextre, le chat, voyons !
(punaise, tout as tout lu!)
Amusant, pour ne pas dire intrigant…
Juste un mot pour dire que je suis content de voir mentionner, pour une fois, le nom de Suwanai, et en si bonne part (une manifestation de la vocation, rien de moins !). Moi, c'est par le concours Tchaïkovsky de 1990 que je l'ai découverte, dans un Premier de Paganini d'une somptuosit rare. Le timbre était fantastique bien sûr, mais en plus il y avait une beauté de phrasé à couper le souffle.
J'avais en revanche été assez déçu par son concerto de Tchaïkovsky, mais c'était avec Ashkenazy et non Dutoit, ça changeait peut-être tout.
… et je n'aurai même pas l'occasion de l'entendre cette saison, alors que bien plus appétissant que le concerto de Mendelssohn, il y avait tout un récital pas trop rebattu au Louvre. J'ai honte.
Merci pour ce moment d'intense méditation sur la relativité du compte-rendu factuel. 🙂
Bonne soirée.
Je serais bien incapable de t'en dire plus sur son Tchaïkovski avec Dutoit: ce devait être un des dix premiers concerts de musique classique de ma vie, et le deuxième ou troisième, peut-être, qui m'ait laissé une telle impression. Je n'avais alors pas le début des mots nécessaires pour expliquer à quoi je devais d'avoir passé le concerto en apnée (aujourd'hui aussi, d'ailleurs, les mots me manquent bien souvent pour décrire ces instants miraculeux de concert).
Après l'entracte, quand elle revenue s'asseoir dans la salle pour écouter la fin du concert, elle avait été spontanément et massivement applaudie. J'en déduis que je n'avais pas été la seule à être éblouie !
J'ai dit beaucoup de bêtises sur les téléphones et les cordes qui cassent, et j'ai finalement peu parlé d'elle. Pour l'anecdote, j'ai passé les cinq premières minutes du concerto à grogner "mouais, y'a beaucoup de fausses notes, ça grince un peu, gnagnagna" il m'a fallu quelques minutes pour réaliser que j'avais totalement oublié l'existence de l'orchestre, du chef, des tousseurs et des téléphoneurs. Elle a vraiment le machin-chose-indéfinissable des grands solistes, je trouve !
(oui, j'ai un respect nouvellement acquis pour le job d'inspecteur de police/détective/agent du FBI.. Ca a l'air si facile dans les séries télé, et on se rend compte que dans la réalité on peut chiper un violon impunément devant 2000 témoins)
Il y a quand même quelque chose de presque inquiétant dans cette disparition de l'orchestre… Produire toute seule l'effet prise-de-son-de-la-RTF-des-années-cinquante, je trouve ça plutôt terrifiant.
Les gens comme ça, il faudrait les enfermer. Quand on voit que non contents de se promener en liberté, ils se montrent en public !
Il y a quand même quelque chose de presque inquiétant dans cette disparition de l'orchestre… Produire toute seule l'effet prise-de-son-de-la-RTF-des-années-cinquante, je trouve ça plutôt terrifiant.
Les gens comme ça, il faudrait les enfermer. Quand on voit que non contents de se promener en liberté, ils se montrent en public !
Je grossis un minuscule tout petit peu le trait ! C'est surtout mon oreille (et mes yeux) en cause : les oreilles pour s'être un peu trop attardées sur les petits cric et les petits couac au lieu de savourer les qualités évidentes de son jeu, les yeux coupables de la dévorer. Autant j'écoute de manière à peu près équilibrée un concerto pour piano, violoncelle, ou un oeuvre avec chanteurs solistes, je plaide coupable de ne quasiment pas quitter des yeux ni des oreilles les violonistes (hormis ceux qui souffrent d'hypotension, assurément).
Enfermer les voleurs de violon ? les témoins mensongers ? Les téléphoneurs ? Oui! Laisser sonner un téléphone à plein volume 30' à peine après l'annonce "veuillez éteindre, patati patata…", tsk, tsk.
Pour moi Akiko Suwanai a bien pris le violon de Roland Daugareil, j'en suis à peu près sur, et pour la décision c'est allé tellement vite que cela paraissait etre un réflexe pour la soliste d'échanger son violon et Paavo Jarvi n'a pu qu'approuver d'un hochement de tête… Mais effectivement les versions diffèrent !
C'est allé très très vite, en effet, et ce n'est qu'après coup qu'on peut se demander ce qu'on a bien pu voir, avec pour seule documentation une impression fugace pour la rétine.
J'ai vu la même chose que vous, je pense que nous détenons quelque chose proche de la Vraie Version des Zévènements, mais il est fascinant de voir que des témoignages bien différents sont tout aussi sincères que les notres !
Et sinon, le concert vous a plus ?
Plu, pardon, pas "plus".
Ça alors, j'étais pourtant certain de ma version des faits. Encore aujourd'hui, c'est cette version que ma mémoire m'impose, l'obstinée qu'elle est. C'est fou… Tiens, et si on interrogeait l'intéressée à son prochain passage sur Paris ?
(Un dernier p'tit truc. Pour la question subsidiaire que tu nous proposes, je tente la corde de mi ! – mais là encore, pff…)
Ne te fais pas de mouron pour ça, peu importe qui a la Vraie Version estampillée Authentique. Je voulais surtout souligner la diversité des témoignages – tous sincères !
Tu veux mon avis ? Je parierais que même Akiko S. ne se rappelle plus de ce qui s'est passé.. peut-être même confondrait-elle avec l'accident de la semaine suivante. C'est louche, cette recrudescence de cordes cassées. M'est avis qu'elle est secrètement amoureuse de Roland D., et n'osant l'aborder directement, elle lime ses cordes avant de jouer. Du coup, paf! mla corde claque, échange de violons, patati, patata, et voici un prétexte en or pour aller papoter avec le violon solo à l'entracte.
La p'tite futée.
(en ce qui concerne la corde, je crois que personne ne sait hormis les deux intéressés. Mais le mi me parait l'option la plus statistiquement probable!)