Tchaïkovsky en Normandie

A l’air mauvais que m’adressa Madame G-P en me tendant une part une tarte aux fraises, je devinai qu’il me faudrait cette fois-ci rédiger illico la chroniquette, sous peine de ne plus pouvoir bénéficier des services pédagogiques de son Gentil-Prof de mari. Mais peut-être vaudrait-il mieux commencer par le commencement :

10h. Une station-service sous le périphérique, Porte de Pantin.
Un lieu de rencontre privilégié pour musiciens en covoiturage, parait-il. En effet quelques boites d’instruments à cordes rôdent par là. Je fais le deuil de ma grasse matinée dominicale avec un café de station-service. Toutefois bien meilleur que celui du bureau.

12h-13h. Un salon normand.
Un quintette avec clarinette volubile et une demi-douzaine de mélomanes autour d’une table. Le vin coule à flots raisonnables, les musiciens sont de service, après tout. Les langues se délient et les musiciens échangent des histoires de guerre :
l’histoire du chef si mauvais et si maladroit, qui, se vantait à qui voulait l’entendre d’avoir acheté aux enchères la baguette de Toscanini, jusqu’à ce qu’un corniste lui rétorque qu’il aurait été plus futé de se faire greffer le bras d’icelui.
L’histoire du chef dogmatique qui ne jurait que par le basson allemand et n’en finissait pas d’harceler ses bassonnistes, aucunement enthousiastes à l’idée de troquer leur basson français pour un fagott. A quoi bon, quand il suffit de scotcher un anneau de rideau de douche sur le pavillon de l’instrument pour satisafaire son chef.
La palme de la plus belle histoire revient néanmoins à Monsieur H., en voyage en Egypte avec sa famille. Au beau milieu d’un repas (à quinze plats !) donné par le consul de Damiette, je ne sais plus pourquoi il se sont retrouvés chez le Consul, peu importe, d’ailleurs. Soudain, on lui demande : « Mais, monsieur H., dites-moi, à Suez, en 1956, l’amiral de la flotte française …? »  » Euh oui. C’est Beau-papa, il est.. là, à côté du saladier. ». Le repas s’est fini pacifiquement, dit l’histoire. Quinze plats, forcément.

17h-18h. Goûter normand.
Tarte aux fraises. Fromage. Puis une visite guidée de la maison d’en face, que d’après la légende, Alfred Nobel avait acheté pour sa maîtresse. Quelques centaines de mètres carrés de tomette, de poutres apparentes, de fenêtres à croisillon d’un charme inouï : tout comme un décor de film.

20h30 Eglise de Gruchet-St-Simeon.
J’avais craint que Gentil-Prof n’ait fait une sélection pifométrique d’oeuvres sur deux seuls critères : la nationalité du compositeur et la présence de 5 bémols minimum à la clé. « Mais il y a 12 bémols !?! », s’était écriée, outrée, une violoniste à l’ascendance indubitablement corsico-marseillaise. Mais ces craintes se sont avérées infondées : Gentil-Prof s’amuse à nous raconter, en petits épisodes émaillés d’anecdotes, que séparent à chaque fois une des oeuvres jouées, la folle épopée du Groupe des Cinq contre Tchaïkovsky. D’abord farouchement opposés (ce traître de Tchaïkovski était vendu aux idées occidentales), puis rapprochés par de timides tentatives de réconciliation, au fur et à mesure que certains des Cinq mettaient un peu d’eau dans leur vin folkloriko-nationaliste. Je me surprends à souhaiter que les musiciens finissent de jouer, pour découvrir vite, vite, la suite du feuilleton.

21h30 Entracte, la placette de Gruchet, entre la mairie et l’église.

21h30 Entracte, la placette de Gruchet, entre la mairie et l’église.
Un échange entre les musiciens et son public « Ah fichtre, vous avez une belle marque de violon dans le cou, hein… Vous savez, ma belle-mère était violoniste, elle a fait tout le conservatoire à Paris. Elle était très douée, je crois. Puis elle s’est mariée, elle a fait un beau mariage, d’ailleurs. Vous voyez, il était hors de question qu’elle accompagne son mari dans les grandes soirées mondaines, c’était dans les années trente, en robe de cocktail, décolletée, avec une marque dans le cou ! Alors elle a arrêté le violon, du jour au lendemain.. Une autre époque…! « 

22h Eglise de Gruchet.
Si je me suis sincèrement réjouie de faire la connaissance d’adorables pièces comme les Poèmes Japonais d’Ippolitov-Ivanov, je ne m’attendais pas au choc de l’Andante funebre et doloroso du 3è et dernier quatuor de Tchaïkovski. Les interprètes sont superbes, le quatuor, constitué pour l’occasion, pourrait sérieusement songer à se pérenniser. L’église, un peu étourdie par la masse d’information sonore à traiter, avait jusque là tendance à embourber le son des cordes, mais elle se montre subitement plus coopérative maintenant que les musiciens ont mis la sourdine, et le son des cordes, devient limpide et confortablement arrondi par l’église. Les conditions sont idéales pour se laisser envoûter par ce quatuor, dépouillé à l’extrême, qui a un petit quelque chose de chant liturgique orthodoxe. Une fois n’est pas coutume, c’est le second violon qui tient le rôle principal, je l’aurais peut-être imaginé un brin plus archidiacreuse, cette déclamation sur corde de sol, le choeur de cordes en arrière-plan. Gentil-Prof avait astucieusement programmé des choses plus guillerettes pour se remettre de cette oeuvre poignante : une attachante Rêverie orientale de Glazounov, qui fait la part belle à l’alto et à la gouaille de la clarinette, ou encore des ‘Esquisses sur des thèmes hébraïques » de Krein, Alexander de son prénom.

 23h30 Le salon de Madame de S., où s’étalent à leur aise trois piano – dont deux demi-queue – un orgue, une demi-douzaine de guéridons et fauteuils Louis XVI, et la moitié d’un musée d’art pictural : Madame S. fait une entrée de diva, en tailleur blanc, les yeux étincelants, et s’installe dans un fauteuil, un éclat de rire écumant et joyeux aux lèvres, une flûte de champagne au bout de ses doigts quasi-centenaires. La ville de L. doit à Madame de S. ainsi qu’à son industriel de mari – deux fous de musique – le Jam Potatoes, probablement le seul festival de musique au monde à se tenir dans un hangar à patates, et la saison classique de L. Ainsi, quelques décennies folles, glorieuses, et deux guerres mondiales derrière elle, elle s’offre le luxe de punir d’un sourire narquois le violoncelliste qui au moment de prendre congé, dit se réjouir de la retrouver « l’année prochaine ».  

00h30 : Départ de L., mais pas avant que les parents de Gentil-Prof ne débouchent une exceptionnelle bouteille de Meursault. Il n’en fallait pas plus pour que Gentil-Prof se lance dans un grand plaidoyer pour les études de Sevcik, l’opus 8, l’opus 2 cahier n, les bienfaits thérapeutiques et violonistiques, la posologie idéale, etc, etc. Puis vient le moment de rentrer à Paris après quelques heures d’autoroute, retour à Paris, très tôt ou très tard, tout dépend du point de vue.

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