Blablascopie : Jean-François Zygel

Après son concert du lundi 17 décembre salle Gaveau, « Variations sur Bartók », Jean-François Zygel (faut-il le présenter ?) m’a accordé un entretien de quelques minutes. Il y a été question de Bartók, un peu, de rythmes farfelus, de Teddy Lasry, avec qui Jean-François Zygel venait de jouer une réduction-improvisation-express de l’opéra de Bartók, le Château de Barbe-Bleue, de l’enseignement de l’improvisation, du format standard du concert, et de cette chose bien étrange qu’est l’improvisation :

« … l’essentiel de la musique, aujourd’hui, est improvisé ! Le jazz est improvisé. Les musiques du monde sont, pour la plupart, improvisées. Pour la plupart des gens dans le monde, c’est l’écrit qui est bizarre. Vous imaginez, si vous vous retrouviez dans une tribu africaine, et leur disiez : « Attendez, attendez, elle est où, la partition ? Un des onze tambours a joué une note qui n’est pas là d’habitude ! » Ils ont d’autres habitudes rythmiques, d’autres façons de faire de la musique ensemble. Tout ça, ce n’est pas noté. On n’est pas obligé de noter l’art. On a cette idée que pour que ce soit sérieux, il faut que ce soit écrit. L’improvisateur travaille énormément, mais il ne note pas grand chose. C’est très exigeant, vous voyez, l’improvisation. Ca se prépare parfois plus que l’interprétation. Tout de suite dans les conservatoires, on a cette idée, la musique, le solfège, la musique, le solfège ! Mais la musique, ça se fait avec l’oreille ! C’est pour ça que j’ai fait venir Teddy ce soir. Parce que Teddy ne travaille qu’à l’oreille. Il ne va pas lire des partitions*.

L’improvisation a été à un moment au cœur de la pratique classique. Elle ne l’est plus. Hormis pour les organistes. On a étouffé les musiciens sous le poids du passé. Avant, Mozart, Beethoven improvisaient. Beethoven s’est fait connaître en improvisant, dans les années 90**. Petit à petit, on a demandé aux musiciens de jouer la musique du passé : c’est l’invention du XIXe siècle. Avant le XIXe, on jouait la musique de son époque. A force de demander aux gens de jouer la musique du passé, on a séparé les deux fonctions : les interprètes d’un côté, les compositeurs de l’autre, et l’improvisation s’est perdue. On s’est habitué à ce qu’en musique classique, il y ait le texte d’un côté, l’interprétation de l’autre, bien séparés. Or l’improvisateur fait les deux.

Je crois que l’improvisation au XXIe siècle sera un des visages principaux de la création. Je ne suis pas sûr que, dans la musique de demain, le plus important sera la musique écrite. Est-ce que, vraiment, la musique écrite aujourd’hui tient ses promesses ? Je ne sais pas. L’improvisation, en plus, permet d’aller à la rencontre de tous les genres : je peux improviser avec des musiciens du monde entier, dans des genres très variés. C’est une richesse. Je fais une carrière dans le monde, en faisant sans cesse de nouvelles rencontres. Voilà, c’est une façon de faire de la musique sur le moment. Presque une posture religieuse, si vous voulez. Se laisser traverser par le flux musical. Sur le moment. Je suis issu de la tradition juive, des hazzan, celui qui chante. Mes deux arrière-grand-parents étaient hazzanim. Ils improvisaient. Tout le temps.

Je me demande même si les gens devraient savoir que j’improvise. Là, maintenant, on parle de l’improvisation, c’est très intéressant, bien sûr, mais si les gens achètent un de mes disques, j’aurais presque envie que les gens ne sachent pas que j’ai improvisé. Parce qu’en fin de compte, la seule chose qui compte, c’est la musique. Que vous passiez par le biais de la partition écrite, ou que ce soit moi qui sois à la fois le compositeur et l’interprète, si vous avez acheté un disque, ou si vous avez enregistré le concert de ce soir, ce qui va vous donner envie de l’écouter chez vous, ce n’est pas que j’aie improvisé. On s’en fout, à la limite. L’important, c’est la musique. Moi, je fais de la musique comme ça.

Et je pense qu’aujourd’hui, étant donné qu’on peut enregistrer, l’improvisation prend une place de plus en plus grande. Avant, l’art des improvisateurs était perdu s’ils n’écrivaient pas de partition, mais aujourd’hui, c’est très différent. Prenez l’exemple du Köln Concert. Keith Jarrett est arrivé un jour à Cologne, fatigué, avec le décalage horaire, complètement fracassé. Il a improvisé le Köln Concert d’une traite et c’est devenu l’un des disques les plus connus au monde. Aujourd’hui, presque tous les jeunes, les pianistes de jazz, imitent le Köln Concert. Il a réussi à faire connaître sa musique dans le monde entier sans avoir recours à l’écrit. Alors qu’une partition, aujourd’hui, vous la jouez une fois, le jour de sa création, puis c’est terminé. Finalement, depuis qu’on dispose de techniques d’enregistrement, l’improvisation est devenue une écriture comme une autre.

Le jazz se fonde sur l’improvisation. Avec des rythmes donnés, dans un cadre donné, avec des manières de faire, des règles, des gestes à intégrer. Mais la construction, l’enchaînement des idées, se font sur le moment, naturellement. Tout est travaillé avant. Vous n’inventez pas d’enchaînements harmoniques sur le moment. Vous les avez déjà en vous, vous les avez déjà travaillés. C’est la matière qu’on travaille. On travaille le piano, l’harmonie, les mélodies, le rythme. On travaille les idées, on travaille le langage. Improviser, c’est maîtriser des langages. Vous ne pouvez pas improviser si vous ne connaissez pas le langage.

Si je vous dis « improvisez-moi du kabuki japonais. En japonais, allez-y, improvisez ! » Vous allez me dire « euh.. » ! Il va vous falloir une base. La grammaire, la langue, l’histoire et les règles du kabuki, quitte à les transgresser, mais il va falloir avoir une base.

Tous les musiciens connaissent ces outils, mélodiques, rythmiques, contrapuntiques. Mais l’improvisateur doit être capable de les utiliser dans l’instant. Au piano. En action immédiate. C’est la différence entre être capable de traduire parfaitement un texte du japonais vers le français au calme, chez soi, avec son dictionnaire ou improviser sur scène, au débotté, en japonais. »

Et à propos du concert de ce soir « Variations sur Bartók » ?

« C’est un hommage, si vous voulez. Imaginons que vous demandiez à un acteur d’improviser dans le style de Verlaine, évidemment il va avoir recours à des spécificités du style de Verlaine. Un certain lyrisme, certaines tournures. Mais il n’y aura pas que du Verlaine. Les auditeurs, je crois, ne savent pas toujours ce qui est de moi, ce qui est de Bartók. Je me rappelle, quand j’ai fait le concert Brahms, quelqu’un est venu me dire « la troisième pièce que vous avez jouée, de Brahms, je ne la connaissais pas du tout », or je n’avais joué aucune pièce de Brahms ! Là, les gens pensent peut-être que j’ai joué du Bartók ? C’est difficile à expliquer… Je fais un trajet, dans la tête de Bartók ou dans la mienne, je ne sais plus très bien moi-même ce qui est de l’un, ce qui est de l’autre.

Pour préparer le concert de ce soir, j’avais préparé un ensemble de thèmes. Qu’est ce que j’en tire, de ces thèmes ? Quelles sont leur possibilités ? Est-ce qu’on les désosse, est-ce qu’on leur donne des prolongements ? Il faut travailler le piano, travailler les harmonies, le contrepoint. Le rythme aussi. Vous avez vu les rythmes à cinq, sept ? Teddy est très fort là-dedans, moi moins, il a donc fallu que je bosse spécialement les rythmes : on a travaillé, il m’a donné des conseils. Une fois qu’on s’est familiarisé avec les rythmes irréguliers, on peut se lancer en impro. Toujours avec un petit moteur dans la tête : « où est-ce que tu vas maintenant, tu vas faire ça, tu vas réexposer tel thème, etc. » de manière à la fois libre et construite.

C’est drôle que vous ayez mentionné tout à l’heure le Concerto pour orchestre. J’ai regardé la partition du Concerto pour Orchestre, et je n’ai pas trouvé de quoi m’inspirer. Je le connais trop. Vous vous rappelez, j’ai fait une clé de l’orchestre dessus. Peut-être parce que c’est une œuvre que je connais trop bien… elle ne m’inspire plus pour improviser : je ne peux que rester dans les pas de Bartók. En fait, là où je pense avoir le mieux marché tout à l’heure, c’est à partir d’oeuvres que je ne connais pas bien (ouvre une partition) : là par exemple, j’ai noté un thème de la première page et je n’ai pas regardé la page suivante. C’est juste le thème, le petit truc pour cornemuse qui m’a plu. C’est tout. Quatre mesures.

Même chose pour l’Allegro barbaro, je me suis dit qu’il fallait bien que je le cite, mais je l’ai cité quatre secondes, après je suis passé à autre chose. Quant au Concerto pour alto, dans la manière dont j’ai traité le thème de l’Andante religioso, notamment les enchaînements harmoniques, vous n’en trouverez aucun comme ça chez Bartók. C’est tout un système harmonique que je pourrais vous expliquer, qui n’est pas du tout bartókien.

Et voilà comment j’ai travaillé le Chateau de Barbe-Bleue. J’ai vu deux fois Teddy Lasry : on a pris certains thèmes, on en a laissé de côté d’autres, on a décidé qu’on suivrait à peu près l’histoire, on a travaillé les rythmes.. Je vais vous montrer ma partition de Barbe-Bleue. Regardez. La partition, c’était ça (brandit une feuille A4, sur laquelle sont griffonnées trois-quatre mesures) . Le petit motif du début. Ça, j’ai oublié de m’en servir ce soir, je m’en suis servi au concert de ce midi. Ça, c’est la septième porte. Et le petit motif, là. Voilà. Avec l’histoire du Château de Barbe-bleue, un opéra d’une heure, on a fait dix minutes  !

Je crois beaucoup aux nouvelles formes de concert. A une nouvelle manière de faire de la musique. Si vous venez au Théâtre du Châtelet, vous verrez que ce ne sont pas des concerts à proprement parler, mais des soirées, qui durent quatre heures, un autre format. Dans d’autres concerts, je dialogue avec le public. Vous voyez ? Mon sentiment est que la musique classique de demain, le concert de demain, seront complètement différents de ce qu’on a connu. Là, on est dans une fin de pratique : le récital, la queue-de-pie, le salut à la japonaise, le monsieur tout seul devant son piano, on applaudit, on tousse, on va se dégourdir les jambes à l’entracte, c’est fini. On va passer à autre chose. »
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* Teddy Lasry est aveugle.
** Dans les années 1790.
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Entretien réalisé dans le cadre d’un partenariat avec Naïve, producteur de la saison ‘Gaveau Intime.

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