Paris-Salzburg, en voitûûre !

Voici une histoire de train : vendredi soir, je devais écouter Nikolaus Harnoncourt diriger la Création de Haydn au Festspielhaus de Salzburg. C’était le concert d’ouverture du Festival. Après moult réflexion, pour éviter de jongler entre trains et avions à Munich, j’avais opté pour le train. Ce qui m’enchantait d’autant plus que j’aime les longs trajets en train.

Avant toute chose, il faut savoir que je suis soumise à ce qu’on pourrait appeler la Poisse des Transports. En ma présence, les aiguillages se détraquent, des avalanches bloquent les routes, les billets s’impriment avec des erreurs d’horaires, des pluies torrentielles emportent les routes sous mon nez, des voitures qui n’ont jamais souffert de panne se mettent à battre la campagne, et le reste à l’avenant. Il n’y jamais eu de victimes, à ma connaissance, il s’agit simplement d’une forme de poisse plus malicieuse que maligne. Mais à cause d’elle j’ai du par exemple, après une longue et éprouvante nuit de négociation, lâcher un mois de salaire à un douanier réjoui, enchanté que je me retrouve dans son pays sans visa – rapport à la fameuse route, emportée quelques heures auparavant par un torrent de boue.

Je prends donc ce phénomène en compte quand je planifie un voyage. Hors de question de prendre la voiture sans un téléphone bien chargé, un pique-nique et une petite laine, hors de question de faire un trajet en train sans planifier ici ou là quelques heures de battement pour éponger les inévitables retards. Pour aller écouter mon Nikolaus Harnoncourt vénéré à Salzbourg, j’avais prévu large :

* premier TGV du matin pour Stuttgart, départ peu après 7h, arrivée à 11h04. Nous l’appellerons désormais Train 1.

* à Stuttgart, un changement pour l’ICE en direction de Munich, départ 11h12, arrivée à 13h27, ci-après dénommé Train 2,

* enfin, après une bonne heure de battement à Munich, le Munich-Salzburg Express de 14h28 devait m’amener à Salzburg pour 16h11, avec un peu plus de trois heures de mou pour me rafraîchir, me changer, peut-être même boire un petit quelque chose en terasse avant le début du concert, à 19h30.

Ai-je péché par arrogance ? N’aurais-je pas du prudemment imprimer avant mon départ tous les horaires et combinaisons de trains possibles qui auraient pu m’amener à Salzburg ce jour-là ? Voyons voir :

6h30, Paris, Gare de l’Est. Je gambade d’un pas alerte sur le parvis de la Gare de l’Est, sans même jeter un coup d’œil vers les boutiquettes de croissant et sandwiches. Bah, j’aurai amplement le temps de manger un morceau à Munich.

9h30, le TGV, quelque part entre Paris et Stuttgart. L’adorable contrôleur du TGV, alors que je m’enquiers de l’éventuelle possibilité d’un retard, m’annonce que tout va bien sur notre train, mais que le train que je dois attraper à Stuttgart a d’ores et déjà accumulé une vingtaine de minutes de retard. Tiens donc.

11h50, gare de Stuttgart. J’essaye de calmer mon appréhension grandissante via quelques doses bien corsées de nicotine, dans ces mini-carrés-fumeurs dessinés au sol autour de cendriers stratégiquement disposés, où les fumeurs s’adonnent à leur vice préféré en toute légalité, sans abandonner de mégots partout. Le train n°2 arrive enfin en gare, au grand soulagement de l’amas de voyageurs qui l’attendaient voie 16. Néanmoins, ce train, avec ces vingt minutes de retard devenues entre temps trente puis quarante-cinq, risque de me faire manquer ma correspondance à Munich pour Salzburg : s’il prend ne serait-ce que 10 minutes de retard en plus, je louperai le Train n°3.

12h30 l’Intercité / Train n°2, entre Stuttgart et Munich. Une voix grésillante sort du haut-parleur « j’ai euh, une nicht so gute nouvelle à vous annoncer. Un voyageur a souffert d’un malaise dans le train qui nous précède sur les voies. Les équipes médicales sont toujours au travail, nous devrons donc emprunter une déviation, nous aurons un retard non pas de quarante-cinq minutes, mais d’une heure et quart ».

Oublié, Train n°3. Il faudra prendre le Munich-Salzburg suivant.

13h00, aux toilettes de l’Intercité – Train n°2. « J’ai une bonne nouvelle à vous annoncer. Le train devant nous est reparti, nous arriverons à Munich avec quarante-cinq minutes de retard ! » claironne le haut-parleur. Hourrah ! Or à 14h10, nous sommes toujours en route. 14h20, toujours pas de Munich Hauptbahnhof en vue, où mon 14h28 pour Salzburg m’attend. 14h26, le train fait mine de ralentir. 14h27, le train entre en gare. Devant ma mine blafarde, mes co-voyageurs s’inquiètent. Je les rassure, je ne suis pas au bord du malaise, je n’ai qu’une minute pour attraper ma correspondance, à cinq ou six quais de là, c’est tout.

14h27, gare de Munich. « EntschuldigungentschuldientschuldiPARDON…. » beuglé-je, cavalant en direction du quai 14, il me faut louvoyer entre les amas de valises, les voyageurs. Vite, vite, vite, le quai 14.

14h28, quai 14 de la Munich Hauptbahnhof. Pas un train. Pas un voyageur. Rien. Le quai est désespérement vide.

Sur un coin du panneau électronique, une mention : « ce train partira aujourd’hui voie 18 ». Mais, j’en viens, de la voie 18, moi ?!

Et me voilà traversant dans l’autre sens la Gare de Munich, ma valise vole au vent dans mon sillage. Je prends un dixième de seconde pour envoyer un regard affamé vers le stand à Wurst de la gare. Je suis fatiguée, j’ai faim, j’en ai marre de courir dans des gares.

14h29. Quai 18 de la München Hauptbahnhof. Il y a un train, mais pour Frankfurt. Un conciliabule avec un agent DB en pause-clope m’apprend que certes, ce train-ci est en partance pour Frankfurt, mais dès qu’il aura débarrassé les rails, il sera remplacé par le train pour Salzburg.

15h00. Me voici dans le Munich-Salzburg ! Mon Train n°3 ! En mouvement ! Pas trop en retard ! A peine un quart d’heure plus tard, le Numéro 3 effectue son premier arrêt, à Munich-Ost. Et y reste arrêté. Trois minutes. Cinq. Trente. Ma voisine de train n’en sait pas plus que moi. Je calme mon angoisse à coups de cigarettes, qui vire à la panique quand un monsieur généreusement piercé et tatoué, me demande comment on va à Berchtesgaden, et si le train de Berchtesgaden est à l’heure. Mais je ne sais pas comment on va à Berchtesgaden. Ai-je une tête à savoir comment on va à Berchtesgaden ?!

Soudain, un haut-parleur annonce qu’un autre train partira pour Salzburg, de la voie x. C’est maintenant Munich-Ost que je traverse au pas de course, à l’autre bout m’attend un petit train régional bavarois. Où va t’il ? Salzburg ? Rosenheim ? Le panneau dit Rosenheim. Le haut-parleur, Salzburg. Les passagers sont partagés. Que faire ? Rester à Munich-Ost, attendre un vrai train pour Salzburg ? Rentrer à Munich Hauptbahnhof ? Pas le temps. Louer une voiture ? Un coup à finir dans un ravin. Taxi ? Pas les moyens. Tant pis, je tente ce ‘Rosenheim ou Salzburg’. Il faut avancer. Le temps presse. Je devrais déjà être à Salzburg.

16h00. Notre train n°4 se remet en branle. Dans la mauvaise direction. « Eine neue Perspektive« , s’amuse un de mes voisins de train. Enfin, une voix daigne annoncer qu’exceptionnellement ce train poursuivra sa route jusque Salzburg et non Rosenheim. Je laisse pousser un soupir de soulagement si sonore que mon wagon se met à glousser. Puis, ce train, qui aurait du être un Munich-Salzburg express, s’avère un tortillard bondé qui serpente dans la banlieue de Munich, s’arrêtant flegmatiquement toutes les quelques centaines de mètres, entre deux stations, au milieu d’un champ de maïs, entre deux jolis chalets bavaro-tyroliens de la banlieue munichoise. Quand un des voyageurs dit à son téléphone « être en route, mais que le train fait une pause », le compartiment éclate d’un rire teinté d’une pointe d’hystérie. Le train continue son chemin avec indolence. Peu après le champ de maïs, on s’attarde quelques minutes en bordure d’un terrain de foot où des mini Bayern-Munichois s’entraînent avec enthousiasme. Il est bientôt cinq heures, et nous venons de nous faire doubler par un vélo. Un vélo, bon sang.

Furieuse, je textote l’Escogriffe. Mon téléphone n’a pas de connection internet et je veux des infos fraîches. Les horaires de tous les Rosenheim-Salzburg de la journée, une sit’rep’ détaillée, une estimation de la distance à parcourir, en kilomètres, en heures et en pourcentage de distance restant. Et vite.

« E: …les problèmes sont dus à des inondations… par exemple la ligne ICE 11 est perturbée, c’est le bordel, en particulier à Berlin. C’est aussi le bordel en Autriche et en République Tchèque.
K: A ce train, je suis à Salzburg dans 3 semaines. Deisenhofen. Là. C’est où ?
E: le bout sud de Munich, tu devrais arriver sans doute à Sauerlach.
E: Y’a un autre problème. Défaillance du poste d’aiguillage entre München et Rosenheim. D’où le détour. Vous faites une boucle par le sud avant de récupérer la vraie voie.
K: Quoi ? travaux + voyageur malade + inondations + aiguillage défaillant ?
K : Bruckmühl. C’est où ?
(…)
K: Bad Aibling. C’est loin ?
(..)
K : Bad Endorf. Combien ? Chiemsee ? »

A six heures vingt, on n’a parcouru que le tiers du trajet Rosenheim-Salzburg. Et ces fichus lacs de montagne font faire des détours au train. A Teisendorf, avant de descendre, ma voisine me rassure : il ne reste que quatre arrêts avant Salzburg, j’y serai certainement vers 19h. Je la remercie d’un sourire plein d’espoir. Il faudra certes que je me change dans le train, que je me rue sur un taxi en gare de Salzburg, mais je ne manquerai pas le début du concert, une demi-heure devrait suffire pour aller de la gare au Festspielhaus.

18h35. Je sors des toilettes du train, dans ma robe réservée aux concerts autrichiens et aux mariages, formidablement élégante et ridicule dans mon TER. Quelques instants plus tard, je comprends que je viens de commettre une erreur funeste. Se changer avant même d’avoir acquis la certitude d’arriver à bon port revenait à clamer haut et fort à la face du destin que je pensais pouvoir déjouer ses pièges. Un dernier camouflet punit mon arrogance.

« brrrrzz, grrrbz », grésille une voix désincarnée « ce train n’ira pas jusqu’à Salzburg, le terminus est Freilassing. Je répète, le terminus est Freilassing ».

J’éructe une bordée de jurons concernant l’intelligence, la droiture morale et les habitudes sexuelles de ce train. Peut-être l’accent fortement bavarois du conducteur m’a fait comprendre de travers ? Une voyageuse me confirme que, par un caprice de l’ÖBB et de la DB, c’est définitivement foutu pour Salzburg. Il est 18h55, nous voici à Freilassing, le prochain train pour Salzburg ne passera que dans dix longues minutes. Je fais part à ma nouvelle amie de mes contraintes temporelles. Elle blêmit. Elle sait, pour bien connaitre la région, qu’il n’y a aucune chance d’arriver à temps au Festspielhaus. On tente le tout pour le tout : le taxi.

A Freilassing, il n’y avait qu’un taxi. Il vient de partir. Nous grillons nerveusement une cigarette. Il parait que c’est la première fois qu’elle voit un telle pagaille sur la ligne Munich-Salzburg. J’étouffe un sentiment de culpabilité. On attend le S-Bahn de 19h05. 12 minutes de trajet jusque Salzburg, arrivée à 19h17 ?

Alors pourquoi prend-il une pause de 5 minutes à Salzburg Europark ? Mon voisin de devant mordille sa barbichette, l’air alarmé, en regardant frénétiquement sa montre. La mienne indique 19h26. On vient seulement de dépasser Altstadt – le doute me torture : aurais-je du descendre là et finir en courant ? – et je dois me rendre à l’évidence, j’ai perdu. Je fais le deuil des six mois d’attente enthousiaste, des mes billets réservés en janvier dernier, d’une journée stérile passée dans des trains. Je ne verrai donc pas Harnoncourt et le Concentus Musicus jouer la Création. Pas sur ce plan d’existence, du moins. Je ne peux retenir mes larmes.

19h28 : Salzburg Hauptbahnhof. Mon amie me hurle « Fonce tout droit, à droite. Un peu à droite, un peu seulement, les taxis ». Je traverse une n-ième gare en courant. Tout droit, tout droit. Plus vite. Un tout petit peu à droite. Taxis. Je plonge dans une portière ouverte. Déjà quelqu’un dedans. Mon voisin barbichu du train.

 » – Festspielhaus ?
– Festspielhaus.
– Je viens avec. »

Le taxi démarre en trombe.

L’oeil du cyclone, ce trajet en taxi. Ce n’est plus entre nos mains, nous sommes de toute façon à la merci des feux rouges salzbourgeois, du bon vouloir des ouvreurs et du moment auquel Harnoncourt choisira de quitter sa loge. Nous nous racontons alors brièvement nos vies. Lui, il vient de Mannheim, sa fille, de Kassel. Harnoncourt à Salzburg, c’était leur cadeau de Noël. On s’amuse à espérer que des musiciens aient été coincés dans notre train et retardent le début du concert. Je regarde furtivement ma montre mais n’ose annoncer à mes nouveaux amis que c’est définitivement fichu : il est 19h33.

19h34, le taxi déboule en trombe dans la rue du Festspielhaus. Pas le temps de se laisser impressionner par les falaises qui surplombent les bâtiments, le tapis rouge sur la rue, nous nous tordons le cou pour identifier le Festspielhaus. A gauche ? A droite ? A droite. Un escadron d’ouvreurs du Festspielhaus se mettent en formation de combat pour nous escorter vers la salle, si tant est qu’on peut encore rentrer. Un escalier. Un ascenseur. Au loin, un bruit d’orchestre qui s’accorde. Nous lançons nos valises dans la direction générale des vestiaires. Un petit bout d’escalier. Enfin…

… la grande salle du Festspielhaus.

Et je me retrouve, debout, au milieu du balcon du Festspielhaus, au point de convergence de quelques centaines de regards réprobateurs. Les ouvreurs ont cru que mes deux amis allemands et moi étions assis ensemble : ils s’occupent de mes deux amis et m’ont abandonnée à mon sort. Il règne un silence de mort dans la salle. Je ne peux même plus appeler du secours. A gauche, en contrebas, l’orchestre et le chœur, installés, chauffés, accordés, prêts à démarrer. Les solistes se dirigent vers leurs sièges, Nikolaus Harnoncourt est déjà entré sur scène, il ne lui reste que quelques mètres jusqu’au pupitre de chef. Quatre enjambées de Harnoncourt. C’est donc le temps dont je dispose pour identifier et rejoindre ma place. Tout là-haut à droite, un seul et unique fauteuil inoccupé, en plein milieu. Ce sera le mien. J’agite vaguement mes lèvres en forme de « Entschuldigung« , enjambe dirdnl-s et robes longues et m’écroule sur mon fauteuil. Une fraction de seconde plus tard, Harnoncourt donnait le départ du prélude de la Création : le Chaos.

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