Quand, au détour d’une conversation téléphonique avec Gentil-Prof, je lui ai annoncé partir à Bruxelles, toutes affaires cessantes, afin d’y écouter Gary Hoffman jouer le Concerto pour violoncelle d’Elgar, il a été franchement interloqué.
« Elgar ?! Trop sucré pour toi, ca ne va pas te plaire. »
C’est vrai que depuis plusieurs années déjà, ce Concerto et moi nourrissons une franche inimitié. Il existe de ce concerto un enregistrement Planétairement Célèbre, gravé par une Violoncelliste Universellement Connue, mentionné dans la totalité des notes de programmes et des critiques de disques, comme pour rappeler à toute l’engeance violoncellistique que leurs efforts sont vains, qu’il a déjà été fait mieux avant.
Quand je me suis rendue compte que je ne connaissais pas ce concerto, je me suis tout naturellement tournée vers la Version Archi-Connue. J’ai écouté la première phrase, puis la deuxième un peu moins attentivement, puis ai retrouvé mes esprits un bon quart d’heure plus tard, les mains plongées jusqu’aux coudes dans l’eau savonneuse, très occupée à récurer une poêle, taraudée par la sensation d’être censée faire autre chose, mais quoi ?
Quelques années plus tard, j’ai tenté ma chance à nouveau. Mêmes causes, mêmes effets. Si ma vaisselle était étincelante, j’étais bien perplexe. In fine, puisque des millions d’être humains vivent très bien sans avoir jamais écouté ce concerto, je me suis résignée à ne pas en faire la connaissance. J’ai toutefois évité de crier sur tous les doigts être réfractaire à la Version Célèbre, c’est extrêmement mal vu.
« Il ne joue pas autre chose ? » insiste Gentil-Prof.
– Ben non, la prochaine date à moins de 1000 kilomètres, c’est à Rouen. Dans trois mois ! Pas à Rouen même, d’ailleurs, en périphérie, de l’autre côté d’un cimetière et de terrains vagues hostiles.
– L’amphi’ Axelrad, certainement ? J’y ai joué, étudiant.
– Fichtre alors. N’empêche, ce sera peut-être La Bonne Version ? Qui sait. »
Une maison d’hôtes à Ixelles, quelques minutes avant le début du concert.
Désespérément en retard, je sonne à la porte, trempée comme une soupe, agitant piteusement le cadavre de mon parapluie au-dessus de ma tête.
« – Bienvenue ! Vous venez écouter un concert ?
– .. mais… comment ?
– l’expérience, vous savez.. Le timing de votre réservation… Ça fleure le concert. C’est quoi ?
– Elgar. Concerto pour violoncelle. Puis Korngold. Par contre, je…
– Excellent ! Vous savez, l’année dernière, c’était la première édition pour violoncelle du concours Reine Elisabeth. Je me suis offert quelques après-midis buissonnières pour aller écouter les candidats. Certaines épreuves se sont tenues à deux pas d’ici. C’était fou ! Suivez-moi.
– C’est vrai ? Vous savez, je suis …
– Le niveau était stupéfiant, dès le début ! Avec mes amis, on était soufflés ! Quels musiciens, ces jeunes ! Attention, cet interrupteur est farceur, si vous n’y prenez pas garde, il allume la salle de bain, mais il ouvre les rideaux aussi. Pensez-y avant de prendre votre douche. N’empêche, qu’est-ce que ça devait être, la finale… C’est Julien-Laferrière qui l’a remportée, si je me souviens bien. Je n’ai pas pu y assister, malheureusement. Vous devriez revenir au printemps prochain pour le concours de violon. Vous aimez le violoncelle ?
– Non, pas du tout. Je suis désolée, je vais vraiment être en r…
– Quelle idée. C’est un instrument magnifique, voyons. Vous aimez Elgar, alors ?
– Oh ! Beurk ! Je…
– Allons bon ! Qui est- ce qui joue ?
– Gary Hoffman.
– Vous allez vous régaler ! Vous me raconterez en rentrant. Filez, vous allez être en retard, enfin ! Le concert commence dans six minutes ! Attendez, je ne peux décemment pas vous laisser aller à Flagey avec cette chose. Qu’est-ce que c’est ? Un parapluie ?»
Flagey – 1er mouvement (Adagio – moderato)
J’espère qu’il a raison, le bougre, grommelle-je, quelques minutes plus tard, assise à ma place. Je n’aime pas Elgar. Je n’aime pas le violoncelle. Dans quel traquenard me suis-je encore fourrée. A moins d’un miracle… Il en faudrait un du même calibre que le miracle-Kavako-Sibélien. J’étais restée insensible au concerto de Sibelius jusqu’au jour où.. Ah ! Leonidas Kavakos !
Peut-être devrais-je m’esquiver tant qu’il en est encore temps. Et si au beau milieu de concert, je réclamais à grands cris du Paic citron ? Trop tard, le soliste est entre temps arrivé sur scène. Mais, mais je la connais, cette chemise de soliste ! Les soleils moirés, les poignets doublés de rouge… Ma parole, c’est rigoureusement la même chemise que celle que Kavakos portait le jour du Sibelius ! C’est d’excellent augure, ça !!
Si les choix vestimentaires du musicien sont enthousiasmants, il est encore trop tôt pour abandonner toute circonspection. Quelques semaines plus tôt, alors qu’on avait été écouter un concerto pour violoncelle, un des Chostakovitch, je crois, C., un des Quatre Forbans, s’était fait une joie de se payer ma tête à l’entracte.
« Ah, j’ai pensé à toi pendant tout le concerto ! J’étais certain que tu n’as pas aimé du tout !
– Mais..? j’ai rien dit, moi ?! Je ne voulais pas gâcher ton plaisir.
– Je t’imaginais tellement en train de bougonner, que trop de vibrato tue le vibrato, que ce n’est pas la peine d’aboyer toutes les fins de phrases, et que faire des caisses, étymologiquement, c’est pour les clowns, pas pour la musique…. et patati et patata… Mais c’est que je te connais bien ! »
Mince, il m’a entendue penser. Il me semble en effet que les violoncellistes sont un peu plus enclins que les autres instrumentistes à cordes frottées à ensevelir la musique sous des couches de … choses. J’ignore pourquoi . Le fait est que ça me donne systématiquement envie d’étrangler des chatons.
Donc.
Méfiance.
C’est ainsi un peu crispée que je reçois les premières notes du concerto, dans l’attente de l’inévitable violoncellisme qui va me faire sortir de mes gonds. Ah, une grande montée ! On va y avoir droit ! Non, pas de sortie de route, c’était simplement un délicat soupçoninet de phrasé. Au bout de quelques minutes, je constate, ravie, qu’il n’y a pas une once de guimauve dans le jeu de Gary Hoffman, d’une sobriété, d’une simplicité déconcertante, pourtant très intense, aussi. Comme il se refuse catégoriquement à attirer notre attention vers des prouesses instrumentales au détriment de la musique, ça donne l’impression, que resté légèrement à l’arrière-plan, il laisse Elgar nous parler directement, sans obstruction. Ma méfiance m’abandonne, et j’ouvre grand les oreilles, soulagée et émue. A défaut d’être la Version la Plus Connue, ce sera ma Préférée, je crois.
Flagey, 2è et 3è mouvement (Lento – Allegro molto, Adagio)
Elgar nous propose de l’accompagner, tout frétillant, gambader avec les bassons-pon-pon, le temps d’un 2è mouvement tout joyeux et insouciant. Il est temps, ensuite, d’entrer dans le vif du sujet.
Alice, l’épouse d’Elgar, est morte quelques mois à peine après la création du concerto. Je ne sais pas si Elgar l’avait pressenti, néanmoins, dans ce concerto et en particulier dans ce 3e mouvement, on jurerait l’entendre prendre conscience du fait que s’il a quelque chose à dire, il faut le mettre en mots immédiatement, car il sera bientôt irrémédiablement trop tard. Il n’a plus le loisir de se réfugier pudiquement derrière des tsim-boum-boum* ou des doses généreuses de pathos**. C’est ainsi un mouvement tout en intériorité, comme l’expression d’une souffrance telle qu’elle ne laisse plus d’énergie pour hurler, et en retenue, car s’il pleure trop fort, Alice va en souffrir. Il semble vouloir suspendre le temps, et figer ces instants, doux-amers, mais qui sont les derniers qui leur restent à savourer.
Alors que je vois le soliste saluer une fois puis une deuxième, renifler poliment le bouquet de fleurs qui lui a été remis, puis disparaître en coulisses, je réalise, sidérée, que je suis bêtement restée coincée dans le 3è mouvement. Il me manque un mouvement. Par chance, je n’avais que quelques heures à attendre avant de rattraper ma bévue.
Musée « Fin de Siècle », Bruxelles, 4e mouvement
Le lendemain matin, alors que nous conversions gaiement, je fis appel à la sagacité de mon hôte. Que visiter avant de rentrer à la maison ?
» Un huitième café ? Vous êtes sûre ? Il faut absolument que vous alliez voir le Musée Magritte. Le Fin de Siècle aussi, pourquoi pas.
– Pas le Musée des Instruments de Musique ?
– Vous y êtes allée en arrivant hier.
– ?! »
Je ne reçus pour toute réponse qu’un regard amusé et vaguement condescendant.
En chemin, toute à ma rêverie, je ne me rends pas compte immédiatement que presque toutes les rues sont barrées. Des blocs de béton ? Des barbelés ? Un hélicoptère gronde au-dessus de la ville. Préparerait-on la reconstitution d’une scène de guerre ?
Un peu plus loin, je croise des cohortes de policiers bardés de casques, pare-lames, coudières, sangles, visières, gilets pare-balles noirs, au point qu’on peine à reconnaitre sous cet équipement une silhouette humaine. Un tournage de film, peut-être ? une dystopie totalitaire ?
C’est seulement alors que je me souviens que le mouvement Gilets Jaunes, a fait tâche d’huile depuis Paris vers d’autres villes en Europe. Une grande manifestation est prévue quelques heures plus tard. Les forces de l’ordre sont de sortie, vêtues de leur uniforme le plus anxiogène.
A l’abri dans le Musée, je délaisse l’audioguide pour mes écouteurs et déambule, le Concerto dans les oreilles. Les grands maîtres flamands ? hmmm, une autre fois. L’exposition Berlin de 1912 à 1932 ? Je n’ai pas le cœur suffisamment bien accroché.
C’est dans l’aile Fin de Siècle, non loin des fusains, ou était-ce des dessins à l’encre, peu après le début du 4è mouvement, que les choses ont pris une tournure franchement étrange.
Mes écouteurs ne suffisent pas à bloquer le bruit de l’hélicoptère, qui tournoie inlassablement au dessus du quartier des musées. Le grondement sourd de l’engin se mêle au baryton tourmenté du violoncelle, qui chante avec une gaieté un brin forcée, comme si Elgar cherchait à rassurer Alice, mais si, mais si, ca va aller, tu peux partir maintenant, ne t’inquiète donc pas. Ça prend l’eau de toutes pièces, bon sang, on entend sa mélancolie et son inquiétude aussi distinctement que ce fichu hélicoptère.
Quelques mesures plus tard, je me retrouve nez-à-nez avec un croquis représentant une manifestation, à peu près contemporaine du concerto. Des silhouettes dessinées émane la même colère que celle des manifestant, dans les rues, aujourd’hui. Un peu plus loin, une gouache, je crois. Une manifestation anti-immigration. Déjà. Encore. De l’extérieur provient l’écho de déflagrations, de hurlements de sirènes, dont, à cet instant, je ne saurais plus dire s’il a été émis maintenant ou un siècle plus tôt. Comme si le temps s’était dissous, comme si les cent ans entre la manifestation du dessin et celle du centre-ville de Bruxelles, entre la composition du concerto et le concert de la veille, ne s’était jamais écoulés.
Et pile sous mes pieds, un étage plus bas, cette terrifiante exposition « Berlin de 1912 à 1932 », comme un rappel implacable de ce qui s’est écrit et risque chaque jour un peu plus de se ré-écrire. (retrouver la citation de Marai).
Je remercie en hoquetant le gardien, qui, inquiet, me tend un mouchoir. Je préfère lui épargner mon histoire de violoncelle et de faille spatio-temporelle, il va me prendre pour une folle, alors je lui explique le plus rationnellement du monde pleurer le trépas de mon parapluie préféré, et que ça va aller, il ne faut pas s’inquiéter, merci tout beaucoup. Il me conseille alors de faire un crochet à la boutique du musée, on y vend de très jolis parapluies.
Je me revois encore à la caisse de la boutique, réglant mon beau parapluie Art Nouveau, me faire distraitement la réflexion que de toutes les abominations du Xxè siècle qu’on est en train de reproduire allègrement, la grippe espagnole n’en fera pas partie, la médecine est désormais bien trop avancée pour qu’on subisse encore une pandémie, ouf !
Aux environs de Paris, un an plus tard
Je me fourrais le doigt dans l’œil, comme on sait. Juste avant le confinement, j’ai essayé d’écouter à nouveau le Concerto d’Elgar, dont les couleurs crépusculaires semblent étrangement appropriées au climat général. Victor Julien-Laferrière devait le jouer, accompagné de l’ONDIF, début mars à la Philharmonie, ainsi que dans d’autres salles plus petites de la région parisienne. J’avais acheté un billet pour le concert à la Philharmonie, dont l’annulation a été annoncée la veille au soir. M., venant aussitôt à ma rescousse, m’obtint sur le champ une détaxe pour le concert de Bagneux, deux-trois minuscules et gigantesques jours plus tard. Elle aussi restée inutilisée, puisqu’entre temps, tous les rassemblements de plus de 10 personnes avaient été annulés et l’annonce du confinement était plus qu’imminente.
Six semaines plus tard, il est déjà devenu presque impossible de se visualiser, assise dans une salle de 1900 places, remplie aux entournures de gens qui toussent. On faisait ça, vraiment ? Et encore plus difficile d’imaginer comment survivent les musiciens, privés de la possibilité d’exercer leur métier pour six, neuf mois ? Qui sait ?
Il reste d’autres questions non-élucidées. Le Mystère de la Chemise à Soleils, par exemple. Entre temps, en plus de Leonidas Kavakos et Gary Hoffman, j’ai apercu, au détour d’une brochure, une photo de Christoph Eschenbach vêtu de la même chemise. J’ai tenté de mener mon enquête. Quels sont les circuits de fabrication ? Les réseaux de commercialisation ? Comment s’opère la sélection des clients, manifestement triés sur le volet ? Au magasin de fringues de concert pour Epouvantables Musiciens Amateurs, ils n’ont pas su me donner le moindre renseignement. Ils ne doivent pas avoir accès à ces réseaux, j’imagine.
Quant aux petites licornes roses qu’I. et moi avons vues simultanément, cette question est restée résolument sans réponse. Pour tenter de résoudre cette énigme, j’ai embarqué deux des Quatre Forbans écouter une master-class, où j’ai bien failli laisser un orteil et quelques côtes .. Une autre chroniquette, peut-être ?
Orchestre Philharmonique Royal de Liège, Flagey, 7 décembre 2018 Nir Kabaretti (direction), Gary Hoffman, violoncelle (mais aussi Kerson Leong, violon, et Josquin Otal, piano) Entre autres oeuvres jouées : Concerto pour violoncelle op.85, E. Elgar |
2 commentaires On Une histoire de violoncelle, de Gilets Jaunes bruxellois et de musées, d’après le Concerto pour violoncelle d’Edward Elgar
Délicieuse chroniquette d’un voyage musical à Bruxelles. La musique, temps suspendu à un soupir dans un monde en apnée
Merci ma choupinette 🙂
C’est intrigant, que tu écrives ça – je l’ai ruminé pendant des jours – mais j’ai trouvé que c’était un moment exagérément dense, plus que suspendu. Un moment de concert ne devrait pas être aussi chargé humainement/historiquement/émotionnellement/ etc…(ou si, mais il aurait fallu me prévenir, je me serais alors fournie en mouchoirs..)