Ces deux concerts étaient à nouveau une fantastique trouvaille du Lutin Truffier. Quelques petites heures avant le début du premier concert, je reçois un message laconique de sa part : « Concert. CIA. 19h30. Tu viens ?»
Je ne cherche pas à obtenir plus d’informations. Le programme ? Les interprètes ? Si c’est une recommandation du Lutin, ça en vaut la peine. Je fais juste préciser la localisation de cette mystérieuse CIA. Le premier soir, je viens tester les eaux seule, mais le deuxième soir, je me fais accompagner en grande pompe du Grand Mercier, du Collègue, ainsi que d’une Vedette Intergalactique des Arts du Textile venue de Chicago.
Ayant retrouvé sur place le Lutin, celui-ci m’apprend qu’il s’agit d’un programme pour alto et piano. Très bien, très bien. Une dose de Brahms, l’Arpeggione, un soupçon de Schumann, sans doute ?
« – Non. Pour commencer, Sonate de Clarke…
– tiens, tiens !
– Puis Knox, Tavakol,
– !
– … et Piazzola. »
Sonate, Rebecca Clarke (1919)
Coïncidence ou non, j’étais tombée quelques jours plus tôt sur cet excellent podcast du Wigmore Hall, qui détaillait les tribulations de Rebecca Clarke. Lors des concerts qu’elle donnait – en tant qu’altiste – les critiques montraient en effet une propension à ignorer systématiquement ses œuvres pour longuement s’ébaubir sur celles des compositeurs de sexe masculin. Pour contrer ce biais, elle finit par attribuer ses compositions à un certain Anthony Trent, qui ne manqua pas de séduire la critique. Au point que les critiques s’interrogèrent sur l’identité de ce mystérieux Anthony Trent, que personne n’avait jamais croisé en chair et en os, à l’exception de Clarke, qui défendait avec tant de brio ses œuvres. A l’évidence, elle avait une aventure avec ce monsieur, telle fut leur conclusion. Écœurée, Rebecca Clarke du occire Anthony Trent.
Un siècle plus tard, elle n’est toujours pas au bout de ses peines, puisqu’un des musiciens, avant de jouer l’œuvre, nous parle de la sonate d’Emilia, pardon, Rebecca Clarke.
« C’est quelqu’un de connu ?
– Oui Klari. » me confirme le Collègue avant de se frapper discrètement la tête contre un pilier.
La première fois que j’avais entendue cette sonate, elle m’avait irrésistiblement évoqué du Brahms. Mais était-ce plutôt la manière dont elle avait été jouée ? Les désinences en fin de phrase, les beaux phrasés arrondis à l’allemande, le rubato, tout ça.. Ce soir, ces phrasés un soupçon plus rugueux, ce vibrato économe et discret, ces rythmes percutants qui refusent de céder à la tentation du rubato, l’attention portée à la pureté des intervalles – ciel c’est presque de la musique modale – ces ribambelles de notes montantes et descendantes, ma parole…
« … C’EST AUSSI BEAU QUE LA SONATE DE KODÁLY ! s’exclame, réjoui, l’Ignoble Barthűlk, que la Sonate a tiré de son hibernation.
– Mais non, voyons. On dirait du Debussy, du Ravel. On dirait même un peu du Chausson, réplique le Lutin.
– Quoi ?! » Mais je n’ai pas le temps de m’appesantir, le deuxième morceau va commencer.
Three Weddings and a Fight, Garth Knox (2013)
Il s’agit d’une œuvre de Garth Knox – réputé pour être très fort, me précise-t’on – qui a entre autres œuvré au sein de l’Ensemble Intercontemporain. Les musiciens nous donnent des éléments de contexte sur ces trois noces farfelues célébrées quelque part sur une plage danoise, interrompant d’adroites incises les trois chapitres de l’oeuvre, si habilement qu’on jurerait que ces mots de présentation sont en toutes lettres dans la partition. C’est l’occasion pour l’altiste de jouer cette œuvre pour alto seul aux rythmes bondissants, fringants, comme…
« … DES DEMI-DUOS DE BARTÓK POUR ALTO TOUT SEUL ! »
– Coucouche panier, Barthűlk ! »
Ceci dit, il n’a pas complètement tort, l’animal.
Barricades mystérieuses, Couperin (1716)
Il est temps pour l’altiste de souffler un peu, il laisse sa place à son confrère pianiste. Intrigué, le Lutin s’interroge. Le patronyme du pianiste ne lui est pas inconnu. C’est qu’il y a assez longtemps déjà, ses parents logeaient dans un appartement un étage en-dessous de celui d’une famille de musiciens. Qui avaient deux fillettes, qui à l’époque, préféraient la pratique du patin à roulettes sur parquet à celle du violon, au grand dam des voisins du dessous.
« Tu es sûr ?!
– Mais si, je t’assure.
– M’enfin ?! Ces gigantesques violonistes ?! C’est impossible ! Tu ne veux pas me faire croire que Leonidas Kavakos préférait la trottinette au violon quand il était petit, tant que tu y es ? Tu dois confondre !
– Une simple coïncidence patronymique, j’imagine..? »
Entre temps, le pianiste nous présente l’oeuvre, en nous suggérant de laisser venir des impressions, des images au cours de l’écoute de l’oeuvre. Il y aura une interrogation orale après. Si mes oreilles – hermétiques à tout ce qui est antérieur à 1750, refusent de jouer le jeu, le Grand Mercier me confiera par la suite avoir eu l’idée de son premier roman à l’écoute des Barricades Mystérieuses, dont il me narrera avec moult détails les premiers chapitres.
Kamalto 1 & 2, sur le poème de Rûmi ‘La Complainte de la Flûte’ , Showan Tawakol (2016)
L’altiste se munit d’un autre alto pour jouer cette œuvre fascinante, accompagné de la voix pré-enregistrée de Behnaz Sohrabi, qui chante en persan le poème de Rûmî. L’aisance du musicien dans ce mode de jeu est stupéfiante, on perçoit une familiarité de longue date avec la musique persane, qui enrichit sans doute, sa lecture de Clarke et Knox.
Grand Tango, Astor Piazzolla (1982)
La dame qui fait passer le chapeau à l’issue du concert nous confie avoir rarement, si ce n’est jamais, entendu le Grand Tango si bien joué. Qui plus est, elle a connu Piazzola quand celui-ci vivait à Paris. Néanmoins, contrairement aux autres œuvres du concert, formidablement défendues par les deux musiciens, celle-ci m’a un peu moins convaincue. Peut-être quelque chose avec le rythme. Il me semble que l’alto est desservi par ses qualités rythmiques, si enthousiasmantes dans les autres oeuvres, or j’aimerais qu’il joue ce tango plus librement, autour du temps, pour ainsi dire.
Je me remémore alors, avec une nostalgie mêlée d’un brin de honte, une de nos premières sessions de musique de chambre de cette saison. Un quatuor de copains s’était régalé avec un arrangement pour quatuor de Piazzolla. Le violoncelliste du quatuor, qui n’avait rien demandé, s’est soudain retrouvé la cible d’une houspillade en bonne et due forme. J’avais pourtant essayé – en vain – de me retenir, mais j’ai fini par vociférer qu’il jouait tellement au fond du temps qu’il n’avait qu’à jouer sur le suivant. Hop, hop, hop, il faut que ça avance, que diable ! Peu après, ce malheureux violoncelliste m’a imprudemment suggéré de ne pas mettre un appui sur la dernière phrase d’un truc de Bartók, je crois me rappeler lui avoir aboyé au nez. Il m’a confirmé par la suite ne pas m’en tenir rigueur, ce qui est tout à son honneur.
D’ailleurs, c’est lui qui est assis sur la chaise juste devant la mienne. Quelle coïncidence !
« – Coucou Violoncelle !
– Hello ! Mais qu’est ce que tu fais là ?
– Je viens écouter un concert, tu sais, ce que je fais le soir, entre le dîner et le brossage de dents.
– Celui-ci ?!
– Pourquoi pas ?
– Tu connais les musiciens ?
– Euh, non… Tu sais, j’ai un ami, que je remunère en glaces, à qui j’ai confié la tâche de me trouver des concerts. Il a trouvé l’information sur les réseaux sociaux, peut-être, ou il a épluché l’Offi. Et toi ?
– Je connais le pianiste depuis tout petit, mes parents sont des amis de ses parents, ainsi que des parents des deux ..
– Des deux X !?! Les deux prima donna du Premierviolonisme Parisien ! Cette coïncidence !! Le patin à roulettes !!!
– .. ? »
Viens le temps du débrief, il est grand temps de rouvrir le dossier trop tôt refermé. Mais comment le Lutin a pu entendre du Debussy dans la Sonate de Clarke ? Je le gourmande sans ménagements. Du Chausson ! Il me rétorque que mes oreilles n’entendent plus du Bartók et du Kodály partout. Du Chausson ! Quelle mauvaise foi auditive !
A deux doigts d’en venir aux mains, nous appelons un des deux musiciens à la rescousse. Il esquive ce terrain miné et nous parle à la place de son deuxième alto, accordé en Do / Sol # / Do / Sol #, afin de créer des résonances spéciales dans le Tavakol. En ce qui concerne la Sonate de Clarke, il se défausse sur une compositrice et professeur d’analyse dans un conservatoire renommé, qui passait opportunément par là.
Très diplomatiquement, elle nous recommande de ne pas nous crêper le chignon pour ça, ça n’en vaut pas la peine, avant de nous mettre d’accord en précisant que Clarke s’était intéressée à toutes les esthétiques de l’époque, Bartók, certes, Fauré et Debussy, aussi, Kodály bien sûr, et même Chausson. Pour plus de détails, elle nous recommande de consulter le mémoire de Master d’une de ses étudiantes, dédié à la Sonate de Clarke.
Quelques minutes plus tard, le temps que de la Star Mondiale du Tricot finisse de signer des autographes, il ne nous restait plus qu’à clore cette merveilleuse soirée avec une glace. Saint-Merry et la Cité Internationale des Arts sont toutes deux à deux pas de mon glacier préféré. Quelle heureuse coïncidence !
Duo Olitan – Olivier Marin (alto) & Jonathan Nemtanu (piano) Cité Internationale des Arts (5 aout) et Eglise St-Merry (10 aout) Rebecca Clarke, Sonate ; Garth Knox, Three Weddings and a Fight ; Showan Tavakol, Kamalto 1 & 2 ; Astor Piazzolla, Grand Tango |