Le concert a commencé une bonne quinzaine de minutes en retard, pendant lesquelles on a pu goûter les différentes couleurs du brouhaha pleyelien. De 19h55 à 20h03, un joyeux brouhaha où on distingue dépliements de chaises, feuilletages de programmes et murmures divers. Vers 20h05, un quasi-silence se fait, teinté d’un brin d’inquiétude. Petit à petit, l’inquiétude fait place à l’agacement. Un unique spectateur se met à applaudir impérieusement, comme pour convoquer le pianiste et le chanteur. Or il a surestimé l’agacement des spectateurs, car personne ne se joint à lui. Problème de timing, car quelques minutes plus tard, son initiative aurait trouvé suiveurs : une généreuse portion du public se met à applaudir – certainement car les applaudissement sont connus pour retrouver des partition, guérir des pharyngites, apaiser des attaques de trac, que sais-je encore.
Notre patience est récompensée, quand Christoph Eschenbach et Matthias Goerne entrent sur scène. Il ne leur faut que quelques mesures pour me clouer à mon fauteuil. Mathias Goerne, plus qu’il ne chante, semble piocher depuis une palette invisible, des touches de couleur : une touche de lumière crépusculaire, un soupçon de froidure, un aplat de désolation. Fascinée, envoûtée, je jurerais entendre la neige craquer sous ses pas résignés.
On lit ici et là des choses plus ou moins négatives sur l’accompagnement – j’ai pour ma part trouvé très approprié le jeu de Christoph Eschenbach : dépouillé, mais lumineux et cristallin, comme une journée d’hiver glaciale et ensoleillée.
Ce qui m’a le plus émue, je crois, est la distance que Matthias Goerne conserve tout le long du cycle : digne et résigné, son chant m’émeut incommensurablement plus que s’il avait choisi de s’épancher avec abandon.
Aussi : David LeMarrec, Joël, Laurent, Palpatine, B. Serrou, L’oeil et l’oreille,
Salle Pleyel, Paris • 28 février 2012, 20h
Matthias Goerne (baryton), Christoph Eschenbach (piano)
Franz Schubert, Winterreise
19 commentaires On Winterreise
Publier une très brève chronique trois semaines après, en l'ouvrant par le grief d'un petit quart d'heure (pour un concert de toute façon court), il y a là un toupet admirable. 🙂
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Je ne suis pas certain de pouvoir préciser si je suis plutôt ici, çà ou là, mais en effet j'ai trouvé Eschenbach très alarmant, puisqu'en plus de ce qu'on peut dire de son jeu pianistique, il ne suivait pas le rubato Goerne (je n'avais jamais entendu cela chez un "vrai" pianiste, à part quelques chefs de chant dans des partitions du XXe). Avec à la clef des décalages très audibles.
Sinon, très d'accord avec ce que tu dis de Goerne, de façon très imagée et juste en plus.
(j'aime beaucoup tes nouveaux pseudos!)
Hep, hep, hep! je ne me plains pas du tout du retard, je me contente de le signaler! Et le personnage principal du premier paragraphe, c'est le public, ses murmures, ses ralouillis et tout et tout.
(mais j'avoue quand même que l'ironie de la situation a un petit quelque chose de piquant! et encore, j'ai des chroniques de six mois d'âge dasn les tiroirs..)
J'ai jusqu'ici écouté très peu, voire pas du tout, de répertoire piano+x (x={violon,violoncelle,chant,..}, ce qui explique, je pense, que je n'ai pas remarqué les décalages piano+chant, et qu'a fortiori, ils ne m'aient pas dérangés. J'ai envie de dire, tant mieux pour moi, incapable de remarquer ces défauts, le concert ne m'en a paru que meilleur !
Oui, il est chouette Goerne.. A relire ta chroniquette, on a choisi des angles à peu près comparables pour décrire son chant, mais comment faire autrement ? A propos, merci pour ton billet où tu sélectionnes tes Winterreise préférés (manque de bol, j'ai acheté le Goerne+Brendel dont tu ne dis pas tant de bien que ça..)
Je peux te prêter la version Thomas Quasthoff/Charles Spencer (que David recommande pour le pianiste apparemment {j'ai dû fouiner pour retrouver ce billet récapitulatif, c'est donc http://operacritiques.free.fr/css/index.php?2006/04/12/186-le-winterreise-interpretations-insolites-schubert-discographie-discography-voyage-d-hiver }) ; tu verras la différence !
Bonsoir à vous deux,
"Et le personnage principal du premier paragraphe, c'est le public, ses murmures, ses ralouillis et tout et tout."
Oui, j'avais vu, mais comme j'étais arrivé peu de temps avant le début, sans avoir de place et en courant, je n'étais pas fâché de pouvoir souffler un peu avant d'entrer dans une forme d'activité assez différente. 🙂
Pour le reste, je ne me sens pas particulièrement légitime pour faire des leçons sur ce point, vu ma pratique elle-même tout à fait libre et dépourvue de scrupules en la matière. Mais c'était un peu tentant. 🙂
Concernant les décalages, ce n'était pas très dérangeant (surtout bizarre pour un accompagnateur avec un tel CV, et chef lyrique de surcroît), j'étais plus incommodé par ce que faisait réellement Eschenbach (il faisait peu de choses…).
Mais dans une oeuvre aussi forte, avec un chanteur aussi superlatif, franchement, ce n'est pas suffisant pour avoir un début de sentiment d'être déçu, je l'admets bien volontiers. Ca m'a seulement fasciné… Goerne peut choisir, à l'exception peut-être d'une poignée d'hyperstars, le pianiste qu'il veut pour être accompagné… et il en prend un même pas capable de le suivre dans une oeuvre aussi carrée rythmiquement !
Oui, il est chouette Goerne.. A relire ta chroniquette, on a choisi des angles à peu près comparables pour décrire son chant, mais comment faire autrement ?
"A propos, merci pour ton billet où tu sélectionnes tes Winterreise préférés (manque de bol, j'ai acheté le Goerne+Brendel dont tu ne dis pas tant de bien que ça..)"
Oh, mais j'aime énormément ce Goerne-Brendel, c'est le témoignage de Goerne à sa meilleure époque pour ce cycle ! Après, Brendel m'agace quelquefois, c'est typiquement le genre de pianiste qu'on peut trouver d'une subtilité insigne ou d'un chichiteux ostentatoire. Malheureusement (pour moi !) j'ai du mal à me départir de la seconde impression dans certains de ses disques, dont ce Winterreise. 🙁
Le billet est assez ancien, je crois, et plutôt consacré aux versions étranges (voilà, c'est celui-ci, merci Joël !).
Plutôt qu'une liste de mes goûts, je conseillerai volontiers si nécessaire une version adapté aux tiens… Mais Goerne-Brendel est déjà un excellent départ.
Pour finir, oui, je crois que l'art de Goerne est tellement fort qu'il est assez facile à décrire de façon semblable. Je m'étais un peu penché autrefois sur la façon qu'il avait de dire la poésie, et il chante beaucoup par vers entier (contrairement à Fischer-Dieskau qui s'exprimait quasiment par syllabe), ce qui donne aussi cette impression de flux. Surtout quand on est servi par ce legato de malade !
Vous êtes trop gentils tous les deux !
Voui, Joël, je t'emprunterai la version Quasthoff, mais plus tard. Déjà quand j'aurai écouté celle que j'ai achetée – je n'ose pas l'écouter, je fais durer les émotions post-concert. et quand je t'aurai rendu les dvd que tu m'as prêtés !
Je serai très volontiers preneuse d'une liste d'enregistrements conformes à mes goûts, un jour ! (quel exercice délicat d'ailleurs, sortir des ses propres préférences pour se conformer à celles des autres – j'en suis parfaitement incapable !)
Ca doit être très étrange, d'écouter Fischer-Dieskau aprèsGoerne. Ce flux par vers, probablement plus proche du discours parlé, doit sembler plus naturel, et par là plus accessible, qu'une approche par syllabe. Je note dans un coin de blog d'écouter les deux, un jour !
"Vous êtes trop gentils tous les deux !"
Et ce n'est que maintenant que tu le découvres, snif.
J'ai la même réticence à réécouter, il me faut souvent plus d'un an, et même, la plupart du temps, je ne me remets jamais vraiment à écouter la bande, même celle de la même soirée diffusée par France Mu.
En l'occurrence, le résultat est de toute façon extrêmement différent, la lecture de Goerne beaucoup moins uniformément désolée, il s'appuyait beaucoup sur des contrastes extrêmes à l'époque, et c'était très impressionnant physiquement en concert.
Personnellement, je trouve ce Goerne des années 2000 meilleur (vocalement aussi, un peu plus libre dans l'aigu), mais il est certain que tu ne retrouveras pas la même chose dans le disque, il faut l'écouter comme un autre objet, avec le même chanteur bien sûr. Toi qui est habituée des concerts, je devine que c'est une démarche qui t'est familière.
Pour les pianistes, ils sont tout simplement opposés ; aucun des deux n'aime les nuances telluriques, néanmoins Brendel fait beaucoup d'effets là où Eschenbach manquait plutôt de présence.
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Je ne vois que deux façons de conseiller efficacement : expliciter son goût personnel (comme nous le faisons tous dans nos antres respectifs), ou essayer de cibler ce qui peut plaire à son interlocuteur, les deux sont valables.
Pour le Winterreise, c'est assez facile à faire, tant il y a de versions très diverses (et très abouties). C'est un peu plus compliqué pour Vom Ewigen Leben de Schreker par exemple…
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Oui, DFD est très différent (et en plus considérablement différent d'un enregistrement à l'autre, disséminés sur quarante ans dans des états vocaux très variés), mais j'ai envie de dire que c'est extrêmement utile pour les germanophones pas trop aguerris, parce le sens s'exprime précisément à l'endroit où il naît, alors que Goerne nous laisse le goûter sur l'inflexion plus globale (mais aussi fine, hein) qu'il met au vers. Pour être apprécié tout à fait pleinement, Goerne demande d'avoir plus de familiarité avec le texte, alors que DFD fait le découpage devant nous.
Dans les faits, tu as raison, Goerne est plus proche du débit parlé, mais à l'oreille, on a l'impression de l'inverse, puisque DFD "casse" la ligne de chant dans une certaine mesure.
Les meilleurs DFD dans ce cycle sont encore plus forts que Goerne, je crois, mais la majorité de ses témoignages bien moins aboutis que le même Goerne, donc il est difficile de faire des généralités (il peut faire aussi bien du superbe legato que du quasi-parlando selon les enregistrements…).
"mais il est certain que tu ne retrouveras pas la même chose dans le disque, il faut l'écouter comme un autre objet, avec le même chanteur bien sûr. Toi qui est habituée des concerts, je devine que c'est une démarche qui t'est familière".
Hum, pas tant que ça.
D'une, j'ai une écoute un milliard de fois plus concentrée en concert. Plus concentrée, plus disponible (je n'ai pas à étendre une lessive à l'entracte, ni à me faire un thé) et aussi plus ouverte d'esprit, moins centrée sur mes attentes. Par ailleurs, je me laisse facilement embarquer par des détails qui ne figurent pas sur le CD (un sourire en coin chez un violoncelle, le cure-dent du chef) qui colorent mon écoute.
Du coup, quand je me retrouve face à la même oeuvre en CD, j'attends d'elle qu'elle fasse ressurgir les émotions vécues en concert. Et quand je constate qu'elle ne peut pas, je conclus un peu rapidement, que, bouh! c'est un enregistrement tout pourri, beurk.
(ça ma fait le coup pour la 5è de Sibelius : éblouie que j'ai été par la version OP-Järvi, bam, je me suis cassée les dents sur le CD COE-Berglund, que je trouve un peu sec et trop lumineux (aaaah, SIbelius lumineux, quelle honte!). J'ai beaucoup de mal à faire oreille rase du passé pour donner sa chance à une autre version.
Par contre, et voilà pourquoi je retourne au concert malgré tout : je fais presque oreille rase en concert pour réécouter une oeuvre déjà entendue 'live'. Probablement parce que d'autres détails idiots non choucrouto-relationnés me permettent de consacrer toute mon attention au concert.
Je vois ce que tu veux dire. (D'autant plus que Berglund dans Sibé, c'est excellent, et ses parutions Ondine avec le COE ne sont pas déplaisantes non plus.)
D'où l'intérêt, comme on en devisait sous l'autre chronique, de ne pas avoir une écoute _critique_ (au sens de "figée", "tâtillonne" ou "grincheuse").
Eh oui, je vais mettre le dossier Berglund-Sibé de côté, et quand je n'aurai plus aucun souvenir de la 5è OP-Järvi, je rouvrirai son dossier, avec grand plaisir, certainement.
C'est terrible, certains opéras que mes géniteurs possédaient et écoutaient en 33 tours, je ne PEUX pas les écouter en version "moderne". J'ai besoin des grésillements et de la friture de ces premiers-enregistrements-à-m'être-passés-entre-les-oreilles.
"d'où l'intérêt de ne pas avoir une écoute _critique_ (au sens de "figée", "tâtillonne" ou "grincheuse")" oh oui ! sauf toutefois dans le cas de certaines oeuvres, certains compositeurs (SCHU***NN), certains interprètes que je me réserve le droit de détester sans vergogne !
C'est quand même sacrément bizarre d'aimer aussi passionnément Beethoven et Brahms, et de détester Schu***nn (même Manfred ?).
Il y a une raison précise ?
Tu m'en veux si je garde ma réponse pour une chroniquette ? C'est un gigantesque faisceau de raisons !
Pas de problème, mais dépêche-toi alors. Je suis très curieux (avide, même) de lire ton gigantesque faisceau de mauvaises raisons.
Je t'écris cela avec un ahurissement d'autant plus considérable que j'entends en ce moment même ma troisième Rhénane de la journée (oui, il m'arrive aussi d'écouter des trucs normaux).
Qu'on n'aime pas le romantisme ou la musique classique, pas de problème, mais quand on écoute ce que tu écoutes, je ne vois pas ce qui peut aller jusqu'au rejet concernant Schumann – aimer moins, bien sûr, mais pas du tout ? Ca pique grandement l'interrogativité de mon hypothéticodéductivisme natif.
(bon, d'accord, la Rhénane, j'aime bien. Enfin, le premier mouvement, j'ai toujours décroché vers la fin du premier. Järvi en a fait une chouette interprétation, toute folichonne et pleine d'énergie, en juin dernier).
Je vais faire de mon mieux pour pondre ça le moins lentement possible. Par contre, je suis incapable d'expliquer pourquoi je n'aime pas Schumann. Non, pire, ce n'est pas que je ne l'aime pas, c'est qu'il me laisse totalement indifférente. Au point que je ne me rappelle absolument de rien à la fin d'une écoute de ses œuvres, même en concert, c'est dire. Et j'ai horreur de cette sensation, et si j'avais été enlevée par des extra-terrestres, hein ?!
Je peux donc identifier des symptômes de la schumannophonie, j'ai par contre du mal à identifier les causes et la manière dont le virus agit. Mais je suis certaine que tu pourras contribuer à faire avancer la recherche sur ce sujet !
Je parlerais plutôt de schumannosectomie, présentement !
Ca devient de plus en plus curieux cette histoire.
Même le final de la 2, le scherzo de la 3, Manfred, il ne t'en reste rien ? C'est quand même du jubilatoire pour pas cher, non ?
Tu es intrigué, hein ?
(je finis mes chroniquettes Kavakos, COE et BFZ et je m'attaque à la question. Tu pourras me faire une ordonnance !)
Ne me propose pas l'ordonnance, sinon tu avaleras du Eichendorff et les Märchenerzählungen en prime ! (Et tu vas le regretter.)
A la rigueur, tant que tu m'indiques les fabricants de médicaments de bonne qualité et non des génériques, je veux bien laisser sa chance au traitement.
(mais qu'est ce qu'il ne faut pas faire…(soupir))
Mais les génériques sont de qualité, tant qu'ils sont DLM-certifiés.
Cela dit, comme c'est Schumann™ que tu veux, je ne te suggèrerai pas de Bruch ou de Kinkel.
Courage.
"que tu veux" … comme tu y vas. Nan, j'ai juste hâte de confirmer que j'ai raison de ne pas apprécier les oeuvres du bonhomme !