Investigations applaudistiques

J’aurais songé que dans ce contexte de confinements et de couvre-feu, il me faudrait renoncer à mes Histoires Farfelues, celles qui impliquent des coïncidences improbables, des musiciens qui ont eu le privilège discutable de croiser mon chemin. Sans oublier les cimetières désolés. Or ça n’a pas été le cas. Voici ma dernière aventure en date, toute fraîche de la semaine dernière.

L’autre jour, quelques minutes après le début du couvre-feu, j’étais déjà en pyjama, sous la couette, avec un début de crève. Blululurp, gazouille mon téléphone, tout fier d’annoncer l’arrivée d’un message.

« Klari, tu crois qu’il y a beaucoup de musiciens qui n’aiment pas être applaudis, comme Souvorine ? »

S. est en train de lire l’histoire du pianiste soviétique acariâtre ! Ethan Hawke (cet Ethan Hawke-là) s’était fendu d’une superbe critique* dans la presse, et après l’avoir lu ce roman avec délices, j’avais entrepris d’en faire la promotion auprès de tout mon entourage, y compris les copines du fil de conversation « Musique et chiffons ». Sans doute, S. venait de passer la page 61, un passage cité par Hawke dans sa recension. 

« Tout bonnement parce que je déteste les applaudissements. Quelle stupidité, ce truc d’applaudir ! Pitié, je n’ai jamais pu le supporter ! Ni en tant que bonhomme là-haut sur scène, ce qui dieu merci n’arrivera plus, ni en tant qu’auditeur au milieu du public. La dernière note n’a pas fini de résonner que déjà – cris, sifflets, bravos. Pas un instant de silence, pas une demi-seconde. Quelle bande d’ignares ! Quels barbares ! Pas d’écho, pas de repos baigné d’écho, pas de tremblement, pas d’extase, pas la moindre trace d’oubli de soi chez ces gens qui vont ont écouté. Et de fait chaque fois j’ai prié pour qu’ils ne puissent plus bouger d’un pouce. S’il vous plait, faites silence en bas ! Pas de bruit ! Restez assis et en silence. Levez-vous, partez, faites de la musique que j’ai joué ce que bon vous semblera, mais ne faites pas de bruit. Qui sont ces gens qui après une sonate de Schubert, celle en si bémol majeur par exemple, l’une des dernières, achevée deux mois avant sa mort, explosent en cris de joie ? Je sentais alors s’évanouir tout ce que j’avais admiré et voulu, le sens que j’avais donné à ma vie. »

« – Klari, tu crois qu’il y a beaucoup de musiciens qui n’aiment pas être applaudis, comme Souvorine ?
– Il faudrait poser la question aux musiciens. Klari en connait plein », renchérit Ilsa.

Justement, non. 

 Mais j’étais prête à relever le défi, couvre-feu ou pas. J’ai mon opinion sur la question, ou plutôt une absence d’opinon mûrement réfléchie, mais ce qu’il nous faut, ce sont des informations de première main. Où trouver, un soir de couvre-feu, un musicien pour éclairer notre lanterne ? Ce n’est évidemment pas dans l’amoncellement de couettes, de chat, de boites de Kleenex et de bouillottes sous lequel je me suis réfugiée que je vais trouver un soliste international pour répondre à mes questions. 

Et pourtant… !

Trop groggy pour me plonger dans un bouquin, j’ouvre Twitter, où j’apprends qu’un peu plus tard dans la soirée, la faculté de musique de l’Université du Michigan diffusera en direct une master-class de X, le gigantesque violoniste canadien. Il suffit de s’inscrire en ligne. De ne pas se tromper dans le calcul du décalage horaire. La master-class est suivie d’un temps d’échanges, et nous sommes chaleureusement invités à poser des questions via le petit chat du zoom. 

Si je n’imagine guère me poster sur le parvis de la Philharmonie et interroger le premier soliste ou chef d’orchestre qui passe, je n’ai en revanche aucun scrupule à demander des renseignements par écrit, au détour d’un zoom, sur les états d’âme d’un pianiste imaginaire.

A la fin de la master-class, après les prestations de trois étudiants archi-doués … : 

« – Alors, Klari, j’espère que je prononce correctement son nom, demande, erm, je vais raccourcir la question par manque de temps, que pensez-vous des appl….
– … ah oui, j’ai lu cette question dans le chat, c’est rigolo ! » s’exclame le gigantesque violoniste. 

Le gigantesque violoniste est plus du genre gentleman-violoniste (jusqu’à ses choix vestimentaires, ça doit être le dernier soliste dans le circuit à encore porter une queue-de-pie en concert) que pianiste soviétique atrabilaire, il a donc donné une réponse diplomatique et nuancée – que j’ai filmée à la volée. Il en ressort, parfois, un brin de déception quand dans certains répertoires, le fil conducteur qu’il s’applique à tendre du début à la fin est interrompu par des applaudissements, mais aussi un peu de perplexité « … c’est amusant, parfois, on me dit à la fin d’un concert ohlala quel dommage vous avez été applaudi à la fin du premier mouvement du Tchaïkovski, mais j’adore ça, moi ! Ce serait même un peu bizarre de ne pas applaudir, c’est tellement excitant, ce passage ! »

Le lendemain matin, je déposai dans le fil-whatsapp-des-copines-qui-lisent-et-qui-cousent la petite séquence video contenant le fruit de mes investigations, fière d’avoir si brillamment accompli ma mission sans même sortir de mon lit. 

(Une prochaine fois, je vous raconterai l’Histoire Farfelue du sac à partitions)

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